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5 mars 1946, discours de Fulton et début de la Guerre froide : 70 ans après, où en est le trio infernal Russie, Etats-Unis, Europe ?

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Les Etats-Unis et l’Europe ont gagné la Guerre froide mais ont perdu la paix. Aucune véritable normalisation des relations n’a eu lieu entre le camp occidental et la Russie depuis la fin de la Guerre froide. En conséquence, les grilles de lecture et idéologies de l’époque bipolaire continuent à s’appliquer un quart de siècle après l’effondrement de l’empire soviétique.

En dépit d’une coopération sur certains dossiers stratégiques et dans la sphère économique, les relations entre la Russie et le monde occidental sont encore aujourd’hui empreintes d’une grande méfiance. Pourquoi selon vous ne parvient-on pas à sortir complètement des grilles de lecture de la Guerre froide?

Florent Parmentier : il est certain que la Guerre dans le Donbass a ravivé un certain nombre de stéréotypes négatifs à l’égard de la Russie (et de l’Union soviétique). La personnalité de Vladimir Poutine cristallise ainsi nombre d’opposants en Europe et aux Etats-Unis, qui voient en lui l’incarnation même du despote oriental, froid, calculateur et brutal.

La grille de lecture de la Guerre froide a du succès parce qu’elle est facile d’emploi : elle met en avant un grand récit sur l’inévitabilité de la victoire des démocraties, identifie un camp du bien et un camp du mal, et s’appuie sur des stéréotypes établis.

On peut observer aux Etats-Unis combien taper sur la Russie peut être efficace : en l’absence d’un lobby pro-russe influent aux Etats-Unis, ou d’interdépendance économique forte, il est plus simple de s’attaquer sur le plan rhétorique à la Russie qu’à la Chine. L’alliance de partisans des droits de l’Homme, de porte-paroles des pays d’Europe Centrale et Orientale et de faucons au Sénat et au Congrès ne contribue pas à normaliser les relations.

Jean-Bernard Pinatel : Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin s’écroulait et annonçait, avec la chute du régime soviétique, la fin du condominium soviéto-américain sur le monde. A partir de cette date et jusqu’à aujourd’hui, le système international est dominé par une seule superpuissance, les Etats-Unis, qui mènent une stratégie globale pour conserver sans partage cette primauté en utilisant tous les moyens de la puissance à leur disposition et en premier lieu la puissance militaire et le renseignement. Quelques chiffres permettent de concrétiser cette domination [1] : le budget américain de la Défense était de 640 milliards de dollars en 2013, supérieur au total des 9 autres budgets suivants dont ceux de la Chine 188 milliards, de la Russie 88 milliards et la France 61 milliards (parité euros dollars de 2013). Quant au budget des 16 agences de renseignement américain, il est équivalent au total du budget militaire de la Russie soit 75,6 milliards de dollars [2] en 1973.

Que l’Europe se rapproche de la Russie comme la France et l’Allemagne l’ont fait après un siècle d’affrontement et trois guerres est totalement contraire aux intérêts les plus stratégiques des Etats-Unis. Les stratèges américains depuis la chute du mur en 1989 n’ont qu’une seule crainte : la création d’un grand ensemble l’Eurasie comprenant l’Europe et la Russie qui leur contesterait le leadership mondial. L’ancien conseiller national à la sécurité des Etats-Unis, Zbigniew Brzezinski, publia en 1997 sous le titre « Le grand échiquier » un livre où il soutenait la thèse que« Pour l’Amérique l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie ». Il explicitait ainsi sa pensée [3] : « Si l’Ukraine tombait, écrivait-il, cela réduirait fortement les options géopolitiques de la Russie. Sans l’Ukraine et ses 52 millions de frères et sœurs slaves, toute tentative de Moscou de reconstruire l’empire eurasien menace d’entraîner la Russie dans de longs conflits avec des non slaves aux motivations nationales et religieuses.»

Le dossier ukrainien est le plus emblématique et le plus actuel de cette volonté de réinstaller un climat de guerre froide en Europe. Entre 2002 et 2009, grâce aux câbles diplomatiques américains, que Wikileaks a dévoilé, nous savons que les Etats-Unis ont dépensé des dizaines de millions de dollars afin d’aider l’opposition ukrainienne à accéder au pouvoir [4]. Ils témoignent aussi de l’effort constant et de la volonté continue des Etats-Unis d’étendre leur sphère d’influence sur l’Europe de l’Est et notamment en Ukraine via l’OTAN. Les Etats-Unis n’ont pas cessé un seul instant de proposer à l’Ukraine de rejoindre l’OTAN , alors que Kiev est la capitale historique de la Russie [5] et la Géorgie, conquise par les Tsars sur l’empire Ottoman est la patrie de Staline qui reste celui qui a gagné la grande guerre patriotique contre le nazisme. L’Europe a heureusement refusé cette proposition lors du sommet de l’OTAN d’avril 2008 à Bucarest.

Mais ces manœuvres appuyées par des désinformations souvent grossières ont fini par irriter en 2014 et 2015 plusieurs généraux européens et un ambassadeur français qui ont exprimé publiquement leurs doutes sur les informations publiées par les américains, l’OTAN et les autorités ukrainiennes. Le Général français Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire [6], le général Polonais Skrzypczak, conseiller du ministre de la Défense [7], le Général Allemand Harald Kujat [8] ancien chairman du comité militaire de l’OTAN et l’ancien ambassadeur de France à Moscou Jean de Glinasty [9] ont dénoncé en 2014 et 2015 les désinformations des Etats-Unis via l’OTAN et celles du gouvernement ukrainien sur la réalité de ce qui se passe sur le terrain.

Mais si l’Ukraine est le coin que l’administration américaine enfonce avec persévérance entre l’Europe et la Russie, de nombreux autres modes d’action ont été mis en œuvre par les Etats-Unis et son bras armé, l’OTAN depuis 1991 pour réinstaller un climat de guerre froide en Europe :

  • ils s’appuient sur la peur légitime qu’inspire la Russie aux pays de l’Est de l’Europe, antagonisme qui ne date pas de ce siècle mais que la France et l’Allemagne ont surmonté en deux générations ;
  • ils ont envoyé en Géorgie, sous la présidence de Saakachvili, des conseillers militaires et des forces spéciales aux portes de la Russie pour l’aider à mater les tendances autonomistes de plusieurs de ses provinces ;
  • ils installent des bases militaires, déploient des systèmes d’armes et effectuent des manœuvres dans tous les anciens pays de la CEI sous couvert de lutte contre le terrorisme ;
  • ils dénoncent sans relâche l’absence la liberté de la presse et les atteintes aux droits de l’homme en Russie, pays qui a renoncé à la peine de mort en 1998 mais s’abstiennent de toute critique contre la monarchie moyenâgeuse de l’Arabie Saoudite qui décapite plusieurs centaines de leurs sujets chaque année ou contre la Turquie d’Erdogan, membre de l’OTAN, qui aide DAECH et qui tue et emprisonne ses journalistes et ses avocats et mène une véritable guerre contre la minorité Kurde de son peuple.

Last but not least, grâce à Wikileaks, il est devenu de notoriété publique que les Etats-Unis s’arrogent le droit d’espionner les dirigeants de leurs meilleurs alliés comme François Hollande et Angela Merkel. Comment ne pas penser que la connaissance des conversations les plus intimes de ces dirigeants ne donne pas au dirigeants américains un pouvoir de pression efficace sur eux ?

Aujourd’hui, tant en Allemagne qu’en France de nombreux dirigeants politiques prennent de plus en plus conscience que nous ne partageons pas toujours les mêmes intérêts stratégiques que les Etats-Unis sur des dossiers qui intéressent directement notre sécurité. Ils sont convaincus que si l’Europe n’envisage pas de manière autonome la résolution des conflits qui menace sa sécurité elle en subira les terribles conséquences alors que les Etats-Unis, plus éloignés, en titreront bénéfice.

En quoi cette persistance de l’idéologie et ce manque de pragmatisme vis-à-vis de la Russie empêchent la formation d’un système de sécurité global efficace ?

Florent Parmentier : Le manque de pragmatisme a conduit les Etats-Unis et l’Europe à gagner la Guerre froide, mais à perdre la paix. La Russie post-soviétique ne se considérait pas comme un pays vaincu, parce que c’est son propre peuple qui a agi pour sortir de la Guerre froide.

Dans ce contexte, il est évident que les Européens en particulier ont à gagner à des rapports apaisés avec la Russie, en raison de la proximité géographique et de l’interdépendance économique, même si cela ne veut pas dire le faire à vil prix, ou au détriment d’un pays comme l’Ukraine. Sur les questions gazières, de l’exportation des valeurs démocratiques ou de la gestion du Printemps arabe, inclure la Russie aurait pour effet de stabiliser le système international, qui sera changé par la montée des BRICS, le renforcement de l’Organisation de la Coopération de Shanghaï et les grandes évolutions technologiques et démographiques.

Si les Etats-Unis étaient l’hyperpuissance incontestée et incontestable de la fin de la Guerre froide au début des années 2000, ils sont désormais entrés dans un déclin relatif du fait du phénomène de rattrapage et de montée en puissance de certains pays émergents dont fait partie la Russie. Les Etats-Unis n’ont plus ni la volonté, ni la capacité, ni la légitimité d’impulser de façon unilatérale les contours de l’ordre mondial. En quoi la reconfiguration des rapports de force et la multiplication des pôles de puissance vont-elles influencer les relations entre le monde occidental et la Russie ? Cette nouvelle donne est-elle l’occasion de se défaire du poids de l’idéologie ?

Florent Parmentier : En politique internationale, les représentations perdurent souvent au-delà des effets qui les ont engendrées. Notre vision de la Russie évoluera sans doute moins vite que la réalité.

Le paradoxe essentiel de cette situation est sans doute le suivant : les stratèges russes parlent depuis les années 1990 avec envie de l’idée de multipolarité, rageant de constater l’unilatéralisme américain. Dans leur perspective, la Russie fait bien entendu partie de ces pôles qui pèseront à l’avenir, principalement autour de l’espace post-soviétique, d’où la construction de l’Union économique eurasiatique que Vladimir Poutine a mise en place en 2015. Cette volonté de puissance russe d’inspiration néo-eurasiste née des années 1990-2000 devait nécessairement engendrer un conflit de représentations avec les Etats-Unis et le mouvement néo-conservateur, ainsi que Benoît Pélopidas, Didier Chaudet et moi-même l’avions annoncé dans l’ouvrage L’empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie (Droz, 2007). La guerre du Donbass est l’exemple même de la dialectique du ressentiment que nous avions décrite.

Cependant, le postulat russe peut être questionné ; la question de la Russie en tant que puissance peut se poser à l’avenir, dans la mesure où la guerre du Donbass a fait de Moscou un repoussoir pour Kiev. D’autres pays post-soviétiques se détournent aujourd’hui de la Russie, inquiets des initiatives possibles du Président russe. La Russie pourrait très bien n’être à l’avenir qu’un partenaire junior de la Chine, si elle ne parvient pas à renouer des contacts avec les Européens, voire les Américains. A moyen terme donc, on peut imaginer que la montée en puissance de la Chine aidera probablement au rapprochement entre Européens, Américains et Russes, qui dépendra également d’autres facteurs.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

Source : ATLANTICO

[1] Le budget de Défense américain représentait en 2013 640 milliards de dollars, autant que le Budget réuni des 9 pays suivants : Chine 188, Russie 88, Arabie Saoudite 67, France 61, Grande-Bretagne 58, Allemagne 49, Japon 49, Inde 48, Corée du Sud 33. Source SIPRI.

[2] En savoir plus : Espionnage : le « budget noir » américain rendu public

[3] Traduit de : Zbigniew Brzezinski: « Die einzige Weltmacht – Amerikas Strategie der Vorherrschaft », Fischer Taschenbuch Verlag, pp.15/16.

[4] Le National Endowment for Democracy (NED) (en français, Fondation nationale pour la démocratie) est une fondation privée à but non lucratif des États-Unis dont l’objectif déclaré est le renforcement et le progrès des institutions démocratiques à travers le monde [1]. La plus grande part de ses fonds provient du département d’État des États-Unis, avec approbation du Congrès. L’ancien directeur de la CIA, William Colby, déclarait en 1982, dans le Washington Post, à propos du programme de la NED : « Il n’est pas nécessaire de faire appel à des méthodes clandestines. Nombre des programmes qui […] étaient menés en sous-main, peuvent désormais l’être au grand jour, et par voie de conséquence, sans controverse ». William I. Robinson, Promoting Polyarchy: Globalization, US Intervention, and Hegemony [archive], Cambridge university Press, 1996, 466 p., pp. 87-88.

[5] La Rus’ de Kiev est un État qui a existé sur le territoire de l’actuelle Ukraine et de la partie de la Russie occidentale. La Rus’ de Kiev constitua également la base de départ de ce qui deviendra d’abord le grand-duché de Moscovie et ensuite la Russie.

[6] Devant la commission des AE et de la défense de l’Assemblée Nationale mars 2015,le général Gomart déclare « L’OTAN avait annoncé que les Russes allaient envahir l’Ukraine alors que, selon les renseignements de la DRM, rien ne venait étayer cette hypothèse – nous avions en effet constaté que les Russes n’avaient pas déployé de commandement ni de moyens logistiques, notamment d’hôpitaux de campagne, permettant d’envisager une invasion militaire et les unités de deuxième échelon n’avaient effectué aucun mouvement. La suite a montré que nous avions raison car, si des soldats russes ont effectivement été vus en Ukraine, il s’agissait plus d’une manœuvre destinée à faire pression sur le président ukrainien Porochenko que d’une tentative d’invasion ».

[7] theorisk.wordpress.com.

[8] Former NATO general doubts the Russian invasion of Ukraine (video).

[9] Un ex-diplomate français suggère que Washington pourrait être à l’origine de la crise ukrainienne.


La bombe humaine : Turquie, Syrie, Russie, Europe… comment les migrants sont devenus la nouvelle arme non conventionnelle utilisée par (presque) tous

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Mardi 1er mars, le général américain commandant les forces de l’Otan en Europe accusait la Russie et la Syrie d’utiliser les mouvements migratoires comme une arme pour déstabiliser l’Europe. Cette instrumentalisation stratégique du phénomène migratoire est partagée par la plupart des acteurs impliqués dans le conflit syro-irakien, Etat islamique compris.

Atlantico : Mardi 1er mars, le général Philip Breedlove, le chef des forces de l’Otan en Europe, a accusé la Russie et la Syrie d’utiliser les mouvements migratoires comme une arme pour déstabiliser l’Europe. Au-delà de la teneur des propos de ce général américain et de leur bien-fondé ou non, dans quelle mesure le phénomène migratoire peut-il être utilisé comme une arme géopolitique à l’heure actuelle ?

Jean-Bernard Pinatel : Avant de vous répondre sur le fond de votre question, je me dois de qualifier les propos de ce général de l’OTAN de grossière propagande. L’OTAN ne défend pas l’Europe, elle défend les intérêts américains en Europe.

Les Etats-Unis qui dirigent cette organisation ont un objectif stratégique qu’ils poursuivent sans relâche depuis 1991: éviter que l’Europe et la Russie se rapprochent et que leur alliance stratégique les prive de la primauté mondiale qu’ils ont acquise suite à l’effondrement de l’URSS. Quant à l’OTAN son rôle est de mettre en œuvre cette stratégie en réinstallant un climat de Guerre froide en Europe. Sur le fond, sa déclaration est totalement contredite par les faits. Les réfugiés Syriens étaient depuis longtemps stationnés dans des camps en Turquie et cela bien avant l’intervention russe en Syrie qui a commencé en août 2015.

Caroline Galacteros : Le SACEUR emploie sciemment une rhétorique guerrière qui correspond à la posture de l’OTAN de plus en plus belliqueuse…et belligène. Les Etats-Unis et l’Alliance (sans oublier son membre du flanc sud, la Turquie), mis en difficulté en Syrie par l’implication russe qui commence à rencontrer des succès opérationnels importants, essaient désormais d’accréditer par divers moyens l’idée d’une convergence objective d’intérêt et d’action entre Moscou et l’Etat islamique. Cela permet opportunément de faire oublier que celui-ci a été mollement combattu depuis 2014 et que ses avatars « rebelles » sont même soutenus directement ou indirectement par Washington ou ses proxys saoudien, qatari et turc.

Cette posture croissante de l’Alliance, ajoutée à sa réactivation actuelle de la guerre civile en Ukraine et à ses gesticulations et activités militaires grandissantes sur son flanc ouest (Pays baltes, Pologne, etc…) pour se préparer à défendre ses membres contre de prétendues velléités russes d’agression sont assez inquiétantes. Elles laissent penser que l’on est encore loin d’une coopération sérieuse russo-américaine pour en finir avec Daech et ses cousins de « la rebellitude » insurgée.

Ce contexte doit être rappelé car il surdétermine les positions des acteurs. Dans ce jeu, les migrations de populations qui fuient la guerre ou la misère ont un effet déstabilisateur évident sur une Europe politiquement divisée et sécuritairement désarmée face aux mouvements de populations massifs qu’elle n’a jamais su ni voulu anticiper.

La crise migratoire est bien le dernier clou, spectaculairement douloureux et humiliant, enfoncé dans le cercueil des utopies européennes. Utopie d’une unification politique inéluctable et « naturelle », utopie d’un arasement prétendument souhaitable des frontières, utopie d’une fusion idéelle des identités et des cultures dans un creuset communautaire dont on a nié par ailleurs la racine chrétienne originelle pour accueillir généreusement et bien naïvement une radicalité identitaire politico-religieuse exogène. La disqualification des Etats, de l’autorité, des souverainetés tenues pour rétrogrades dès les années 90, ont abouti à la consolidation des communautarismes et à la montée de crispations populistes devant ce déni du réel dogmatique, technocratique et massif.

On peut donc parler d’une « arme » au sens où, de facto, cet afflux massif mais coordonné de migrants met à mal une UE incertaine d’elle-même, perdue entre ses valeurs affichées et ses intérêts les plus évidents, et la plonge dans une crise révèlant l’indécision et la désunion structurelles de ses gouvernants et pour certain, leur déficit de représentativité.

L’Europe est donc face à ses inconséquences. Il lui semble impossible de refouler les hordes de migrants, impossible aussi de les accueillir sans dommages politiques et sociaux considérables pour des cohésions nationales déjà très abimées.

En fait, cet afflux soudain de migrants, amplifié par la guerre, instrumentalisé par des réseaux de passeurs et des mouvements salafistes extrémistes -qui veulent pousser l’Europe vers l’éclatement -et certains de ses membres à s’opposer au basculement de leurs territoires vers un communautarisme ingérable pavant la route d’un islam politique conquérant-, ne sont en fait que l’écume tragique d’une vague de fond ancienne qui a déjà sensiblement transformé le visage des pays européens.

Les forces centrifuges sont donc là. Il faut d’ailleurs remarquer que, bien plus que les membres fondateurs, ce sont les nouveaux Etats membres d’Europe de l’est et balkanique qui prennent conscience de ce délitement culturel et social et se souviennent qu’ils ont en commun avec la Russie une vision plus lucide et pragmatique de ce type de phénomène.

Difficile de reprocher à Vladimir Poutine de se réjouir secrètement de ce renversement de situation ni de voir ses anciens satellites qui l’ont tant méprisé et craint, lui trouver désormais quelques vertus. Il prend indirectement sa revanche sur un élargissement qui a amputé la Russie de sa couronne protectrice d’Etats. Ses méthodes radicales et brutales pour réduire la rébellion et l’Etat islamique, pour « terroriser les terroristes » et les débusquer, ne visent évidemment pas les populations civiles en cherchant à les faire fuir vers l’Europe comme veut le faire accroire le SACEUR. Elles visent les djihadistes qui utilisent sans vergogne les civils comme « boucliers humains » leur permettant de se dissimuler au cœur des villes ou quartiers qu’ils contrôlent.

Alain Coldefy : Le phénomène migratoire est à l’évidence « exploitable » politiquement en rappelant – même si le résultat est le même – que ce ne sont pas des forces militaires qui expulsent directement des populations comme on l’a vu dans le passé mais des populations qui fuient la guerre, les assassinats, les viols, etc.

Cependant ce n’est pas une arme au sens où une arme est un outil que l’on fabrique dans un but de donner la mort pour atteindre un objectif militaire dans le cadre d’une stratégie générale dont les buts sont évidemment politiques. Le phénomène migratoire dans sa partie « réfugiés politiques », à bien distinguer des migrants économiques, est un « effet collatéral tragique » des crises et des guerres. Certes il peut être utilisé comme un moyen de pression dans les rapports entre Etats mais il ne peut à lui seul décider du sort d’un combat ou d’une guerre. Ce n’est donc pas une arme. On l’a bien vu en Libye, lorsque Kadhafi avait proféré des menaces en ces termes : « je suis le seul à être capable d’arrêter le flot de migrants venant du Sahel ». Cela n’a pas empêché la coalition de le supprimer.

Il faut replacer les déclarations du SACEUR dans un contexte politique national (Sénat américain) et face à une situation en Europe où les Etats-Unis souhaitent renforcer leur présence. Ce redéploiement américain prend différentes formes. Tout d’abord il s’opère par un déploiement de forces navales permanentes de l’OTAN en mer Egée pour « surveiller » (cette force est sous commandement allemand en ce moment). Par ailleurs il se fait sous la forme d’un déploiement de forces américaines « tournantes » en Pologne et plus généralement en Europe ajouté à une augmentation conséquente des budgets.

Ces déclarations ont pour but de rassurer les Etats baltes, la Pologne et de positionner la politique américaine au sujet de l’Ukraine en présentant l’action russe sous un angle dangereux, ce qui n’est pas faux.

Comment est utilisée « l’arme migratoire », par chacune des parties, dans le contexte actuel des conflits qui déchirent le Moyen-Orient ?

Caroline Galacteros : Qui tient cette arme en main ? Personne en particulier, chacun un peu, et sans doute le Président Erdogan plus que tous les autres. Daech aussi, évidemment fait son miel de cette tragédie humaine. En février 2015, son « Calife » nous avait déjà directement menacés d’une invasion de plus de 500 000 migrants au cas où l’Italie interviendrait militairement en Libye. En France, le général Gomart, patron de la DRM, parlait lui en septembre dernier, de « 800 000 à un million de migrants prêts à partir de l’autre rive de la Méditerranée ».

Moscou de son côté ne peut qu’y voir une confirmation supplémentaire de la justesse de son raisonnement. A force de ne pas combattre les terroristes syriens, irakiens et libyens comme un tout et comme une menace globale pour l’Occident, le résultat est cet exode incontrôlable dont les Européens font les frais. Cela les convaincra-t-il de se montrer enfin réalistes et de renoncer à renverser le régime d’Assad ? Rien n’est moins sûr.

Angela Merkel a pris une décision purement politicienne d’une légèreté ahurissante, sans consultation de ses partenaires, comme si elle dirigeait seule l’Union européenne et pour des bénéfices d’image aléatoires. Nous en supportons tous les conséquences dramatiques. L’Allemagne est à genoux devant la Turquie, lui promettant (en notre nom) 3 milliards supplémentaires dans le cadre de la crise migratoire (venant s’ajouter aux 4,9 milliards d’euros déjà payés sur la période 2007-2013 et 1,25 de 2002 -2006 au titre du processus -suspendu-de pré-adhésion dont la Turquie n’a rempli … qu’un petit tiers des obligations d’après la Cour des Comptes européennes !). Cela afin qu’elle consente à contenir les masses de migrants sur son territoire. La Turquie qui soutient, arme, et laisse transiter les combattants djihadistes notamment de Daech, tient là l’arme d’un chantage inqualifiable et cherche à rouvrir les négociations sur son adhésion à l’UE ! Et nous nous soumettons.

Alain Coldefy : L’arme migratoire est à mon sens utilisée « à la petite semaine » par les protagonistes. Il n’y a pas de plan concerté ou pré établi, mais une récupération des migrants. Elle est utilisée de façon différente en fonction des acteurs concernés.

Tout d’abord l’Etat islamique profite de ce phénomène pour affirmer que l’Europe va être submergée, ce qui annoncerait sa victoire finale.

De son côté, la Turquie sait qu’elle reste un pion géostratégique important pour l’OTAN et monnaye ses positions, alternant le chaud et le froid, y compris avec les Etats-Unis. Cela ne doit pas éluder le fait que la montée de l’islamisme d’Erdogan est une réalité.

En ce qui concerne la Russie, elle profite du chaos pour reprendre ses positions stratégiques anciennes dans la zone, en particulier sur les façades maritimes et joue habilement face à la coalition otanienne.

L’Europe, elle, semble totalement absente et ses principaux pays (Allemagne, Royaume-Uni et France) n’ont pas réussi à avoir une politique concertée, précisément à cause de la politique à l’égard des migrants menée unilatéralement par Angela Merkel, ainsi qu’en raison de divergences franco-britanniques sur Assad

Enfin, les Etats-Unis entrent en léthargie stratégique alors que s’achève le mandat non renouvelable du Président.

Derrière la crise migratoire, ce sont des drames humains qui se jouent. N’est-ce pas surprenant de voir que même des pays démocratiques utilisent ce phénomène comme une arme politique dans les négociations internationales ?

Caroline Galacteros : La Grèce, prise d’assaut par les migrants, exsangue économiquement et incapable de faire face, a menacé un temps lors du Conseil européen sur le Brexit de refuser de signer l’accord conclu avec le Royaume-Uni si l’Union européenne ne la soutenait pas sur la question des réfugiés. C’est symptomatique. Le soutien qu’Athènes a reçu d’Angela Merkel n’est pas de la gentillesse. La crise migratoire risque de déstabiliser le gouvernement d’Alexis Tsipras, qui ne pourrait pas réaliser les « réformes structurelles » exigées par la Troïka européenne.

Un risque trop grand pour l’Allemagne dont les banques, ainsi que d’autres banques européennes, craignent un Grexit et un défaut de la Grèce sur sa dette souveraine.

De nouvelles péripéties à Athènes pourraient donner le signal d’un « sauve qui peut général » des petits Etats écœurés par l’impuissance des structures communes de Bruxelles. Le président polonais du Conseil européen Donald Tusk vient quant à lui de dire son refus des migrants économiques.

La France… est mal en point. Son appréhension du « sujet migrants » est impactée par sa crainte d’une reprise des attentats. Elle n’ose aller au choc, pétrifiée à l’idée qu’une démonstration d’autorité sérieuse puisse précipiter un soulèvement de nos banlieues travaillées en profondeur et depuis longtemps par un communautarisme musulman de combat. Elle n’en peut mais…

Alain Coldefy
: Chacun joue son jeu à partir du moment où les égoïsmes de naguère n’ont pas permis de définir une position commune. On ne se préoccupe pas des migrants qui vont aller ailleurs. Jusqu’au moment où cela explose.

Cependant, on ne peut mettre la Grèce sur le même plan, car elle n’a pas de frontière limitrophe ‘ »Schengen » et qu’elle essaie (peut-être) de répondre aux attentes de l’UE en matière budgétaire.

Si la migration peut être utilisée comme une arme, quels sont les moyens de défense mis en place par les pays menacés pour s’en prémunir ?

Caroline Galacteros
: Que faire ? Angela Merkel a un « plan A » : Trouver un accord avec la Turquie

Peu importe les sondages calamiteux et les critiques chaque jour plus virulentes de son allié bavarois : Angela Merkel persiste et signe. Il n’y a, à ses yeux, qu’une solution à la crise des réfugiés : passer un accord avec la Turquie et sécuriser les frontières extérieures de l’Union européenne. Tout le reste est vain. Et elle y croit. Il y a eu, selon elle, des avancées lors du sommet du 18 février – aucun pays n’a contesté ce double objectif – et elle est confiante dans le sommet Europe-Turquie du 7 mars. Alors que toute l’Allemagne attend le moment où elle va enfin reconnaître son isolement et adopter une autre politique, Angela Merkel très combative, a affirmé l’inverse. Elle n’a pas de « plan B », a-t-elle dit explicitement. Non seulement elle n’a « pas le temps de penser à une alternative », mais surtout elle « se concentre pleinement » sur ce qu’elle pense « être rationnel ». Trouver une solution européenne est « mon fichu devoir » a-t-elle précisé. Commentant la décision de la Macédoine de fermer sa frontière avec la Grèce après un « mini-congrès de Vienne » organisé la semaine dernière entre l’Autriche, la Hongrie et plusieurs Etats de la région, Angela Merkel a affirmé : « C’est exactement ce qui me fait peur. Quand quelqu’un ferme sa frontière, l’autre doit souffrir. Ce n’est pas mon Europe. » Une formule qui rappelle le célèbre : « Si l’on doit s’excuser pour avoir présenté un visage agréable à des gens dans la détresse, ce n’est plus mon pays. »

La chancelière allemande joue une partie serrée : après avoir encouragé l’appel d’air migratoire en Europe, elle réalise soudainement l’ampleur de la vague qu’elle a suscitée et l’opposition grandissante des pays d’Europe centrale et orientale. Quand l’Autriche annonce des quotas journaliers de migrants, prend ses distances de Berlin pour se rapprocher des pays du groupe de Visegrád, c’est le signe d’un isolement nouveau de l’Allemagne, inédit en Europe depuis longtemps.

La chancelière allemande, qui risque de se trouver en difficulté lors des prochaines élections régionales, espère beaucoup d’un accord entre l’Union européenne et la Turquie, ébauché hier et peut-être scellé dans quelques jours. Accepter un grand nombre de réfugiés syriens et irakiens répartis dans toute l’Europe, mais négocier avec Ankara pour que les déboutés du droit d’asile et les migrants économiques soient renvoyés de l’autre côté du Bosphore. Trop beau pour être crédible…Déjà, l’on apprend que les 3 milliards promis à Recep Erdogan ne suffisent pas … Le président ottoman fait monter les enchères demande également la levée de l’obligation de visas pour ses ressortissants qui se rendent en Europe, ainsi que des avancées symboliques vers l’adhésion de son pays à l’UE.

Angela Merkel prend un risque majeur, car comment faire négocier l’Union européenne et son autorité politique légendaire avec un pays qui, depuis le début du conflit syrien, apparaît de plus en plus comme un allié objectif du front al-Nosra voire de l’Etat islamique ? L’Allemagne triomphante risque de se rendre compte qu’il est plus facile de faire plier la Grèce d’Alexis Tsipras que la Turquie de Recep Erdogan …

Le Plan B existe pourtant : Les pays de Visegrád (Pologne, Hongrie, république Tchèque, Slovaquie) veulent revoir les frontières de l’UE et imposer l’idée d’une nouvelle frontière européenne où les migrants seraient réellement arrêtés avant d’entrer dans l’UE.

Les dirigeants de Visegrád appellent également à des « solutions communes » pour tarir « les sources à l’origine des pressions migratoires actuelles », et notamment la fin du conflit syrien. Ils soulignent également que le flot de migrants devrait augmenter dès le retour des beaux jours.

Le scepticisme des pays d’Europe centrale et orientale peut se comprendre. Régler la question migratoire en sécurisant seulement la frontière extérieure de l’Union européenne avec la Turquie risque d’échouer lamentablement et de donner à Recep Erdogan un effet de levier considérable dans les négociations.

Les pays du groupe de Visegrád disent haut et fort ce qui apparaît déjà au grand jour dans tous les pays européens : l’espace Schengen est en état de mort clinique et les frontières nationales réapparaissent partout. Les Allemands ont d’ailleurs été parmi les premiers à rétablir des contrôles, dès septembre 2015 ! Au-delà du refus des quotas imposés par une structure non élue démocratiquement comme la Commission européenne, les dirigeants d’Europe centrale et orientale rappellent ainsi la nécessité du rétablissement de la souveraineté nationale en cas de crise majeure, ce dont les Occidentaux semblent beaucoup moins conscients.

Bohuslav Sobotka, Premier ministre tchèque, a présenté les propositions du groupe au Président du Conseil européen, Donald Tusk, en visite à Prague, le 16 février. La République tchèque occupe actuellement la présidence tournante du groupe de Visegrád. Le Premier ministre bulgare, Boyko Borissov, et le président macédonien, Gjorge Ivanov, ont également participé à cette réunion. Le groupe de Visegrád estime en effet que les frontières grecques avec la Bulgarie et la Macédoine devraient devenir la nouvelle frontière de l’UE, parce que la Grèce ne parvient pas à limiter le nombre d’arrivées sur ses îles. Athènes a récemment dénoncé la Hongrie, qui fait pression sur la Grèce pour qu’elle cesse de secourir les migrants en mer Egée, ce qui constituerait une violation du droit international. Le Premier ministre slovaque, a déclaré être pessimiste, à la fois en ce qui concerne la capacité de la Grèce de faire face à la crise et le potentiel du plan d’action UE-Turquie. « C’est pourquoi nous avons discuté d’un plan B pour sécuriser les frontières bulgare et macédonienne », a-t-il assuré.

Lorsque Bohuslav Sobotka a présenté les propositions du groupe au Président du Conseil européen, Donald Tusk, en visite à Prague, le 16 février, le Premier ministre tchèque a aussi évoqué la nécessité de trouver des « solutions communes » pour tarir les « sources à l’origine des pressions migratoires actuelles », autrement dit … la fin du conflit syrien.

A ou B : Tout cela n’aura en effet qu’un impact minime, voire aucun sur les flux migratoires tant que les puissances européennes ne se seront pas décidées à faire la paix en Syrie, donc à restaurer la souveraineté du régime syrien sur son territoire. Cela implique de contraindre Iraniens et Saoudiens à changer de ton entre eux et à en rabattre. Cet apaisement minimal impératif entre Ryad et Téhéran ne peut advenir qu’avec le soutien de Washington et des assurances données à Moscou (notamment en faisant cesser les provocations turques). Il deviendrait alors envisageable de réduire l’IS à la portion congrue et d’assécher la dynamique des innombrables groupes de rebelles quasiment tous plus ou moins liés à al Qaida ou ses « faux nez » via le Front al Nosrah qui noyaute presque toutes les coalitions qui émergent. L’Europe n’a aucune chance d’y parvenir seule, surtout en se plaçant en position de dépendance par rapport à la Turquie qui continue de bombarder les Kurdes syriens et d’acheminer des armes aux salafistes, ce qui risque fort d’enterrer définitivement le fragile cessez-le-feu et d’empêcher l’établissement de toute trêve durable. Il devient urgent de faire une croix définitive sur notre iillusion démocratique qui ne convainc d’ailleurs plus personne et voue les pourparlers à l’échec, de « rebelles modérés » souhaitant la paix pour la Syrie… alors que leur feuille de route depuis 5 ans a été de la dépecer méthodiquement. Ce n’est que l’inattendue résistance militaire du régime bientôt appuyée de manière opportuniste par Moscou et Téhéran qui a fait capoter ce plan lumineux … Un plan qui a plongé la Syrie et les Syriens dans des ténèbres sanglantes.

Alain Coldefy : Personne n’a véritablement mis en place de politique et donc de moyens. Il est quasiment impossible de faire par exemple comme les Canadiens qui vont sur place sélectionner les candidats et les transfère ensuite au Canada en avion en fonction de leurs besoins. Le flux est ainsi régulé et de qualité.

Pour mettre en place des moyens, il faudrait être d’accord sur le fait que c’est une « menace » alors que Merkel a déclaré pendant des semaines que c’était une aubaine… et que longtemps les pays de l’Europe du Nord n’ont pas voulu le reconnaître. Les « no border » ont constamment promu l’idée que même Schengen ne devait pas avoir de frontières extérieures et la plupart des pays, dont la France, n’ont pas osé réagir. Il n’y a donc aucun moyen de défense « individuel », je veux dire au niveau d’un seul pays. Eventuellement à deux ou trois : la France, la Suisse, qui est dans Schengen, et l’Allemagne par exemple.

Propos recueillis par A-H.d.G.

Source : ATLANTICO


Les conditions politiques d’une intervention militaire directe en Libye ne sont pas réunies

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La Libye n’est pas la Syrie ou l’Irak. La greffe de Daesh en Libye a rencontré l’opposition de certaines des grandes milices qui se partagent le contrôle du pays depuis 2012. Toute action militaire directe occidentale mobiliserait contre elle toutes ces milices comme l’a montré l’initiative du général Haftar, soutenue par la CIA, qui a fédéré contre elle les diverses milices islamiques qui s’affrontaient jusque-là et qui a précipité en 2014 le pays dans une seconde guerre civile. Le projet d’accord concernant la mise sur pied d’un gouvernement d’Union Nationale négocié par le représentant spécial du secrétaire général des Nations-Unis pour la Libye, Bernardino Léon, n’a pas été approuvé par le parlement de Toubrouk. Washington, Paris et Londres craignent que cet échec donne à l’Etat Islamique le temps nécessaire pour se renforcer et ont décidé d’intervenir de manière indirecte pour en contrôler l’expansion en appuyant les milices qui s’y opposent. A l’orée de 2016, aucun scénario de sortie de crise ne s’impose d’autant plus que la Turquie joue comme en Syrie un rôle perturbateur et que les pays frontaliers, l’Egypte, la Tunisie et l’Algérie, en proie avec leurs propres problèmes, craignent que toute initiative occidentale conduise à faire empirer la situation. Dans ce contexte l’Italie, qui a conservé de forts liens en Libye avec les Maires des principales villes [1], apparait comme le pays occidental le plus capable d’élaborer et de conduire une stratégie de stabilisation.

Mardi 2 février 2016 à Rome, 23 pays se sont réunis pour évaluer les plans de la coalition internationale visant à contrer l’organisation terroriste l’Etat islamique (Daech) en Irak et en Syrie et discuter des moyens d’arrêter l’avancée de l’organisation en Libye.

Il est donc légitime d’analyser la situation politique et militaire en Libye et de s’interroger sur les objectifs et l’urgence d’une intervention militaire directe et d’évaluer si les conditions politiques sont réunies pour qu’elle aboutisse à une amélioration de la situation actuelle.

Historique depuis 2012 avant l’arrivée de l’EI en Libye

Le 6 juillet 2012 est élu à Tripoli le Congrès National Général (CNG). Rapidement après l’élection une opposition se dessine entre trois factions du congrès et qui se radicalise progressivement. Le premier courant, autoproclamé « libéral » ou « nationaliste » et qualifié de « laïque » par les occidentaux est composé d’hommes d’affaires, de cadres de l’ancien régime proches du mouvement « réformiste » amorcé par M. Saïf Al-Islam [2] à partir de 2005 et d’officiers ayant fait défection aux premiers temps de l’insurrection. La seconde faction, qualifiée «d’islamiste » par ses opposants et la presse étrangère, représente un courant politique appelant à l’établissement d’une Constitution dont la source d’inspiration serait la Charia. Il s’agit d’opposants de longue date, de représentants de Misrata [3] et d’autres villes de la côte tripolitaine comme Zaouia et Zouara. Une troisième faction, moins forte militairement est celle des frères musulmans qui contrôle la milice de la salle d’opérations des rebelles de Libye et le conseil militaire de Tripoli. Ces trois factions du CNG et le gouvernement de transition sont sous la pression de formations paramilitaires antagonistes qui occupent des sites stratégiques à Tripoli [4].

Cette ligne de fracture entre les représentants de la Libye se superpose à des divisions plus anciennes qui opposent d’une part les grandes tribus de la Cyrénaïque à celles de la région de Tripoli, et d’autre part les populations d’origine bédouine du Sud aux populations de tradition citadine et marchande de la cote.

Mais d’autres rivalités locales compliquent encore l’analyse de la situation libyenne. Au Sud il existe une concurrence et une rivalité entre Toubous et clans Touaregs. De même les chefs de village amazighes du djebel Nefoussa, refusent de prendre parti pour l’une ou l’autre des deux factions rivales de Tripoli. Pourtant ils ne peuvent empêcher de nombreux jeunes de rejoindre la force nationale mobile, puissante milice à dominante amazighe qui soutient la faction dite « islamiste » parce qu’ils sont opposés historiquement à leur voisins arabes de la ville de Zintan.
Ces oppositions conduisent à des confrontations au sein même des villes. A Benghazi par exemple, 40 % de la population est originaire des villes marchandes de Tripolitaine (Misrata, Zaouia, Tripoli). Les 60 % restants se considèrent d’origine bédouine et appartiennent principalement aux tribus historiques de Cyrénaïque. Les habitants, s’identifiant à la tradition bédouine, ont rejoint le courant « nationaliste » par rivalité avec les populations originaires de Misrata, majoritairement favorables au camp « islamiste ».

L’initiative du général Haftar, soutenue par la CIA, a précipité la Libye dans une « seconde guerre civile ».

Ces rivalités, souvent violentes, n’attendaient qu’un catalyseur pour basculer dans une guerre civile. Une fois de plus ce sont les Etats-Unis et la CIA qui vont jeter de l’huile sur la braise libyenne en favorisant le retour en Libye d’un ancien général M. Khalifa Hafta. Cet ancien officier de Kadhafi avait fait défection en 1983 pour s’installer aux Etats-Unis. En mars 2011, âgé de 73 ans, il est revient en Libye, et met sur pied une coalition baptisée « Dignité » (Al-Karama), avec pour objectif affiché d’« éradiquer les islamistes ». Il fédère ainsi, avec l’argent et l’appui de la CIA, le bataillon de forces spéciales de la ville, l’armée de l’air, majoritairement composés de cadres de l’ancien régime ayant fait défection en 2011 et des brigades recrutées dans les grandes tribus saadiennes et des katibas liées aux autonomistes de Cyrénaïque. Le 16 mai 2014 il lance une offensive à Benghazi contre les milices se réclamant de divers courants islamistes. En Tripolitaine, les milices de Zintan rallient l’opération « Dignité » et donnent l’assaut au CNG le 18 mai, mettant à mal le processus politique amorcé deux ans auparavant.

Cette attaque et l’action en sous-main des services turcs ont pour effet immédiat d’unir les milices islamiques dont certaines étaient jusqu’alors rivales. Réagissant à cette attaque, un camp anti-Haftar se structure autour de la faction « islamiste » majoritaire au sein du CNG s’appuyant sur une coalition baptisée « Aube de la Libye » et comprenant principalement les grandes brigades « révolutionnaires » de Benghazi, Tripoli, Zaouia, Ghariane et Zouara.

Au niveau local, les communautés prennent position en fonction de leurs intérêts et de leurs rivalités anciennes. C’est ainsi que la tribu des Machachiya, rivale traditionnelle des Zintan, opte pour Aube de la Libye. D’autres tribus de Tripolitaine qui avaient longtemps constitué des bastions kadhafistes en 2011 (Warshafana, Nawil, Siaan) rejoignent le général Haftar pour des raisons là aussi essentiellement locales. Dans le Sud, une partie des Toubous ayant pris position pour le général Haftar, certains groupes Touaregs rejoignent le camp islamique. A l’exception des grands bastions kadhafistes, les villes de Syrte et de Bani Walid qui refusent de prendre parti, la division fait tache d’huile à l’ensemble du pays.

L’arrivée de l’Etat Islamique en Libye [5]

Les djihadistes de l’EI ne sont pas les premiers à se réclamer d’un islam radical. Le Groupe islamique combattant en Libye (GIGL, Al-Jama’a al-Islamiyyah al-Muqatilah bi-Libya), luttait contre le régime du colonel Kadhafi. Ses dirigeants avaient été formés par la CIA en Afghanistan et jouaient le rôle d’«agent de renseignement » pour le compte de la CIA et du MI6, le service de renseignement britannique. Après la chute de l’URSS, ce groupe islamique s’est émancipé de ses créateurs et a établi des relations de plus en plus étroites avec Al Qaïda dans les années 2000.

La chute de Kadhafi a entrainé la création d’Ansar al-Charia entre août et septembre 2011, fondé par Mohammed al-Zahawi, qui était emprisonné à Tripoli. Plusieurs centaines de Libyens se sont entraînés au sein du groupe avant de partir combattre en Syrie. Il a également accueilli des djihadistes de l’Ansar al-Charia tunisien qui ont fui la Tunisie. Ces groupes islamiques se sont régionalisés lors de l’intervention occidentale en Ansar al-Charia Derna et Ansar al-Charia Benghazi. Ces groupes coordonnent plus ou moins leurs actions. Ils ont participé à l’entrainement d’AQMI et lui ont fourni un soutien logistique. Ils ont noué des liens avec Al-Mourabitoun et Ansar al-Shari’a-Tunisie. Entre 2011 et 2014, Ansar al-Charia Benghazi a perpétré un grand nombre d’attaques terroristes et d’assassinats [6].

L’arrivée d’un nouvel acteur va compliquer encore plus la situation. Le 4 avril 2014 se crée le mouvement MCCI (Majilis Choura Chabab al-Islam : conseil consultatif de la jeunesse islamique) par des djihadistes libyens de retour de Syrie. Ce groupe annonce son allégeance à l’État islamique le 31 octobre 2014. Abou Bakr al-Baghdadi l’accepte dans un communiqué du 13 novembre. Le MCCI prend progressivement le contrôle d’une partie de la ville de Derna. La zone de Derna devient alors le premier territoire contrôlé par l’État islamique hors d’Irak et de Syrie.
En février 2015, une partie de la population de Syrte, ville fidèle jusqu’au bout à Kadhafi voit dans l’EI une occasion de prendre sa revanche et fait bon accueil à 400 djihadistes. Ils s‘opposent pendant 2 mois au bataillon 166 que Fajr Libya avait chargé de défendre Syrte. Ils s’emparent fin Mai 2015 de la base aérienne de Ghardabiya au Sud de la ville et prennent progressivement le contrôle d’une grande partie de la ville. A partir de cette date l’expansion de l’État islamique se poursuit en tâche d’huile autour de Syrte.
En fait à l’orée de 2016 le territoire libyen semble être sous le contrôle de 4 organisations qui peuvent s’allier localement pour combattre les autres en fonction de leurs intérêts. Ainsi en juillet 2014, la milice de Misrata s’est alliée avec des combattants islamistes pour tenter de chasser les miliciens de Zintan qui contrôlent l’aéroport de Tripoli.

La situation actuelle des forces en présence

La milice de Misrata

Elle comprend environ 20.000 hommes ce qui en fait la force la plus importante du pays. Les « Misrati » ont pour ambition de contrôler la vaste région centrale autour de Misrata, grande ville portuaire. « Cette zone charnière entre Tripolitaine et Cyrénaïque englobe les terminaux et champs de pétrole du ‘croissant pétrolier’ du golfe de Syrte, actuellement occupés par les fédéralistes de Cyrénaïque » depuis le 27 août 2013, explique Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français à Tripoli et auteur de « Au cœur de la Libye de Kadhafi ». Les frères musulmans avec l’aide des services secrets d’Erdogan essaient de l’infiltrer pour la contrôler. De leur côté les services italiens ont conservé des liens étroits avec Misrata et les frères musulmans comme le prouve l’intervention humanitaire que viennent de réaliser les forces spéciales italiennes [7]. Le 11 janvier, ils posent un C-130 à Misrata avec des médecins et des infirmiers pour évacuer 15 Libyens, grièvement blessés, lors du récent attentat du 7 janvier contre le Centre de formation de la police de la côte libyenne. Ces blessés ont ainsi été pris en charge et rapatriés sur l’hôpital militaire de Celio en Italie. C’est la première fois depuis les évènements de 2011, qu’une force occidentale se pose sur le sol libyen.

La milice de Zintan

C’est la seconde milice la plus importante en Tripolitaine. Elle a joué un rôle important pour la libération de Tripoli, lors des batailles dans le Djebel Nefoussa. Elle contrôle une partie des montagnes de l’ouest, des frontières avec l’Algérie et la Tunisie et la Hamada Al-Hamra, vaste étendue désertique qui s’étend jusqu’au grand Sud. Elle tient sous sa coupe le pétrole de la Tripolitaine et détient le fils de Mouammar Kadhafi, Seif al-Islam qu’elle refuse de livrer à la justice nationale et internationale.

Les milices du général Khalifa Haftar

Il a su attirer et obtenir l’appui de la milice de Zintan. Le général a regroupé sous sa bannière des éléments de l’armée régulière libyenne, dont les forces de l’armée de l’air. Leur PC se trouve à Al-Abyar (à l’est de Benghazi). Un grand nombre de conseils municipaux de l’Est – dont celui de Benghazi – se sont ralliés à sa cause, tout comme la Chambre des représentants de Tobrouk. Cette milice est clairement soutenue par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et par la France. Khalifa Haftar mène actuellement une offensive à Benghazi pour en chasser définitivement les islamistes. Cette offensive est perçue par le négociateur de l’ONU comme mettant en cause le projet de formation d’une armée « nationale » liée au « gouvernement d’union nationale » de Fayez Sarraj et adoubée par l’ONU [8].

Les milices islamiques et Daesh[9]

Un grand nombre de Libyens avaient déjà combattu avec Daesh en Iraq et Syrie [10]. Ces combattants sont rentrés récemment en Libye tout en conservant des relations étroites avec leurs contacts en Iraq et en Syrie. Ils se sont initialement établis à Derna et se sont nommés « Wilaya Barqa » sous le commandement d’Abou al-Mughirah Al-Qahtani, décrit comme le « chef délégué pour la Wilaya libyenne ». L’apport de combattants de Tunisie et d’Algérie et de transfuges d’autres groupes islamistes libyens est à l’origine de son expansion relativement rapide. Daesh s’est organisé en 3 Wilayas [11] et compterait 2 000 à 3 000 djihadistes.

En effet, depuis que l’Etat Islamique s’est implanté en Libye, Ansar al-Charia Derna et Ansar al-Charia Benghazi ont été affaiblis par la perte de combattants qui ont rallié les rangs de l’EI ou ont été tués lors d’affrontements avec lui. Une des factions Ansar al-Charia Derna a publiquement prêté allégeance à l’EI et été absorbée par lui. A contrario, une autre faction d’Ansar al-Charia Derna a rejoint une coalition anti Daesh sous la bannière de la « Choura des moudjahidin de Derna ». De même, Ansar al-Charia Benghazi a été affaiblie par la mort de son fondateur et chef, Mohamed Zahawi [12], tué à la fin de 2014 lors d’un affrontement avec les troupes gouvernementales.

La Willaya de Daesh à Syrte a été formée par d’anciens membres d’Ansar al-Charia et par des membres venant de Derna. La willaya de Daesh à Syrte est dirigée par Abou Abdellah Al Ouerfalli. Le commandement opérationnel revient à un Tunisien connu sous le nom de guerre d’Abou Mohamed Sefaxi. Son adjoint est Ali Mohamed El Qarqai (alias Abou Tourab Attounsi). Cette cellule compte un grand nombre de combattants terroristes étrangers de Tunisie, du Soudan et de la région sahélo-saharienne [13].

Néanmoins Daesh est perçu par les autres organisations islamistes comme extérieur à la Libye. Ainsi les combattants de Daesh ont été chassés de Derna non pas par le général Haftar mais par une coalition de milices islamiques locales qui se sont unies dans le « Conseil de la Choura des moujahidines de Derna » dont Ansar al-Charia, la branche libyenne d’Al-Qaeda. De même, Daesh qui s’est implanté à Syrte en février 2015 à l’issue de combats contre les forces du Bouclier de la Libye, se heurte toujours à une résistance d’habitants armés et des affrontements sporadiques mais violents se poursuivent dans Syrte.

Daesh n’est donc pas actuellement dans une position comparable à celle qu’il occupe en Syrie et en Irak ni sur le plan de la force militaire ni sur celui des ressources économiques. Comme le montre son échec récent, il n’a pas actuellement les moyens de s’emparer de champs pétrolifères et d’infrastructures pétrolières en Libye [14], de les conserver et de les exploiter. Même s’il s’emparait de terminaux, il ne pourrait exporter le brut ni par mer à cause du blocus maritime occidental ni par terre car les distances entre les terminaux pétroliers (région de Raz Lanouf) et les frontières terrestres du pays avec l’Egypte et la Tunisie sont très grandes (600 km) alors qu’en Syrie et en Iraq le territoire contrôlé par Daesh jouxte les pays voisins. De plus, il ne pourrait pas bénéficier de complicités de la part des autorités égyptiennes et tunisiennes comme celles dont il dispose dans la Turquie d’Erdogan.

Les scénarios de sortie de crise

Le scénario ONU

L’ONU a essayé de mettre sur pied un accord politique entre les factions qui s’opposent en Libye (hors Daesh) en vue de former un gouvernement d’union nationale qui serait dirigé par Fayez Sarraj. Un projet d’accord avait été signé le 17 décembre 2015 à Skhirat (Maroc) entre divers représentants auto-proclamé des assemblées. Selon certaines sources ce document aurait été approuvé par 80 des 188 membres du Parlement de Tobrouk et environ 50 des 136 députés du CGN. L’accord prévoyait la mise en place d’un gouvernement d’union nationale et d’un conseil présidentiel, au début d’une période de transition de deux ans qui devait s’achever par des élections législatives. Mais cet accord a été rejeté, lundi 25 janvier 2016 par l’Assemblée de Tobrouk.

Le scénario militaire

Les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne ne veulent pas courir le risque d’attendre la mise en place d’un accord politique supervisé par l’ONU et se sont engagés dans des actions clandestines destinées à identifier, localiser et frapper les chefs de l’EI en Libye afin de ralentir son développement. Ainsi l’irakien Abou Nadil a été tué par un bombardement de l’US Air Force sur un renseignement français (le Monde 24/02/2016 la guerre secrète de la France en Libye). Par ailleurs des forces spéciales de ces trois pays formeraient et appuieraient les forces du général Haftar afin de l’aider à réduire les factions islamistes dans l’Est du pays et pour les forces spéciales françaises [15] probablement à l’Ouest de Tripoli dans le Djebel Nefoussa où elles étaient intervenues en 2011. De leur côté, les italiens conservent des liens avec la milice de Misrata et les frères musulmans à Tripoli et à Misrata.

Conclusion

Cette analyse a souligné la complexité de la situation libyenne et démontre sans équivoque qu’une action occidentale directe ajouterait la guerre à la guerre.

C’est donc un mode d’action indirect qu’il faut préférencier en appuyant les milices anti-Daesh, tout en dosant cet appui en fonction de leur distance avec l’islam salafiste. Une attention particulière doit être portée aux frères musulmans qui déploient leurs réseaux en Libye et en Tunisie et qui ne doivent pas être renforcés. C’est notamment le cas avec la milice de Misrata sur laquelle Erdogan a jeté son dévolu et dont il arme et finance les frères musulmans qui sont fortement implantés dans cette ville. A l’orée de 2016, aucun scénario de sortie de crise ne s’impose d’autant plus que la Turquie joue comme en Syrie un rôle perturbateur et que les pays frontaliers l’Egypte, la Tunisie et l’Algérie en proie avec leurs propres problèmes craignent que toute initiative occidentale conduisent à faire empirer la situation. Dans ce contexte l’Italie qui a conservé de forts liens en Libye avec les Maires des principales villes [16] et les frères musulmans apparait comme le pays occidental le plus capable d’élaborer et de conduire une stratégie de stabilisation qui demandera du temps et de la finesse pour finir par s’imposer.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

[1] Comme l’a montré la récente opération humanitaire conduite par les forces Rome à Misrata : http://www.bruxelles2.eu.

[2] Deuxième fils de Kadhafi.

[3] Les autorités grecques ont annoncé mercredi 9 septembre 2015 avoir arraisonné et saisi mardi le cargo Haddad 1, battant pavillon bolivien et transportant des armes en provenance de Turquie à destination de la Libye. Ces armes étaient destinées pour les Frères musulmans qui luttent contre le gouvernement libyen de Tobrouk, reconnu par la communauté internationale. D’après Athènes, ce navire a quitté le port turc d’Iskenderun et se dirigeait vers le port de Misrata en Libye.

[4] Comme l’aéroport, les carrefours du centre-ville ainsi que les abords des bâtiments officiels et des grands hôtels.

[5] www.un.org

[6] Une partie des djihadistes de l’attaque du site gazier de Tiguentourine (In Amenas, Algérie) par Al-Mourabitoun et Al Mouakaoune Biddam en janvier 2013, ont été formés durant l’été 2012 dans des camps d’Ansar al-Charia Benghazi, comme les deux groupes ont pris part à l’attaque du consulat des États-Unis à Benghazi, le 11 septembre 2012. Ansar al-Charia Benghazi et Ansar al-Charia Derna gèrent également des camps d’entraînement terroristes pour combattants terroristes étrangers opérant en République arabe syrienne, en Iraq ou au Mali.

[7] www.bruxelles2.eu

[8] Source intelligence on-line : Martin Kobler. S’exprimant à huis clos devant le Comité politique et de sécurité de l’Union européenne, le 23 février, dans le bâtiment Justus Lipsius (siège du Conseil européen), celui-ci a vivement critiqué l’offensive.

[9] L’importance de la Libye pour l’Etat Islamique (Daesh) ressort aussi de la nomination par Abou Bakr al-Baghdadi et de 8 de ses proches collaborateurs à la tête de Daesh en Libye, notamment Wissam Al Zubaidi (alias Abou Nabil Al Anbari), Turki Moubarak Al Binali (alias Abou Sufian) et Abou Habib al-Jazrawi. En septembre 2014, la déclaration d’allégeance à Daesh s’est déroulée en présence d’émissaires d’Al-Bahgdadi. Abu al-Bara al-Azdi, un yéménite, et Al-Jazrawi, un saoudien, se sont rendus à Derna pour l’occasion. Al-Baghdadi a en outre envoyé en Libye, en 2015, le prédicateur bahreïnien Turki Al-Binali, membre du conseil religieux de Daesh.

[10] Environ 800 qui avaient formé la Brigade Al-Battar.

[11] Tripolitaine (avec Tripoli et Syrte), la Wilaya Barqa (Cyrénaïque, avec Derna et Benghazi) et la Wilaya du Fezzan (sud).

[12] Aiman Muhammed rabi al-Zawahiri a fait l’éloge funèbre de Zahawi dans un enregistrement audio intitulé « Le printemps islamique », ce qui montre que Zahawi était considéré comme faisant partie du vaste réseau mondial de groupes affiliés à Al-Qaida.

[13] Leur poste de commandement se trouve au Centre de conférences Ouagadougou à Syrte qui a été le bastion de la résistance des partisans de Kadhafi en 2011.

[14] Elle a été constituée pour faire face aux forces du général controversé Khalifa Élu au Congrès général national en juillet 2012, il siège au sein de cette assemblée pendant deux ans.

[15] Source Wikipédia : Avant d’être élu le 25 juin 2014 à la Chambre des représentants dont il est membre depuis le 4 août de la même année3.Le 17 décembre 2015, un accord est conclu sous l’égide de l’ONU entre les deux autorités rivales libyennes, siégeant respectivement à Tobrouk et à Tripoli, dans le but de mettre fin à la guerre civile4. Sarraj est alors désigné pour prendre la tête du gouvernement d’union nationale dont la composition doit être validée par un vote des deux parlements antagonistes. Le 9 janvier 2016, il est victime d’une tentative d’assassinat sur la route entre Zliten et Misrata. Le 19 janvier, il forme son gouvernement, auquel la Chambre des représentants refuse d’accorder sa confiance le 25 janvier, entraînant par conséquent la démission de Sarraj et de l’ensemble de ses ministres. Le lendemain, il annonce cependant la formation d’un nouveau gouvernement dans les dix jours. Le 2 février 2016, il rencontre le général Khalifa Haftar.Le 9 février 2016, il demande une semaine de plus pour former le gouvernement. Le 14 février 2016, un nouveau gouvernement est proposé. Le 23 février 2016, la séance censée approuver la composition du nouveau gouvernement, est reportée d’une semaine, faute de quorum suffisant.

[16] www.lepoint.fr


Analyse de la situation politique et militaire en Irak - Janvier 2016

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Situation militaire

Le fait du mois est la décision de Washington d’accroitre son engagement militaire en Irak. Face au succès de l’intervention Russe en Syrie (les forces d’Assad sont sur le point de prendre Alep) et le déploiement de troupes turques au Kurdistan, Washington [1] a décidé à d’accroitre son effort terrestre en Irak par l’envoi d’éléments de la 101ème division aéroportée pour aider les forces irakiennes et les peshmergas à reprendre Mossoul et Raqqa. Des détachements précurseurs des 17 000 hommes de la 101ème division aéroportée sont en cours de déploiement sur la base aérienne d’Ain Al Assad [2]. Selon le secrétaire américain à la Défense Ashton Carter, 500 soldats du quartier général de la 101e division aéroportée se joindront aux combats en Irak fin février. 1.300 soldats supplémentaires de la 2e brigade vont se déployer en Irak à la fin du printemps pour former et appuyer l’armée irakienne et les peshmergas kurdes. Cette décision a aussi pour but de couper l’herbe sous les pieds de la Turquie qui, sous prétexte de lutter contre Daesh, veut éviter la création d’un Etat Kurde et positionner des forces armées au Kurdistan syrien et irakien.

Ashton Carter [3] dans un discours aux soldats de la 101e Division aéroportée sur le point d’être déployée en Irak, a nommé les deux plus grandes zones urbaines contrôlées par l’EI, Mossoul dans le nord de l’Irak, troisième plus grande ville du pays, et Raqqa, la capitale de fait de l’EI, dans l’est de la Syrie, comme les principales cibles, pour la prochaine période, d’opérations coordonnées aériennes, terrestres et spéciales. Il a ainsi précisé la stratégie d’Obama dans la guerre contre Daesh dans les termes suivants: « Je sais que la 101e a pris Mossoul autrefois et vous pourriez le refaire ». « Nous pourrions déployer de nombreuses brigades sur le terrain et arriver en force, mais cela deviendrait probablement notre combat et seulement notre combat ». Un tel effort « américaniserait le conflit, permettant à l’EI d’appeler ceci une occupation étrangère ». « Plus problématique encore seraient les efforts pour tenir des villes comme Mossoul et Raqqa si elles étaient vaincues par une force d’invasion plutôt que par des alliés locaux de Washington, tels que les forces kurdes et les troupes gouvernementales irakiennes ». Au lieu de cela, a-t-il expliqué, « nous allons permettre à des forces locales motivées et une coalition internationale au plan de campagne clair, avec le leadership américain et toutes nos capacités impressionnantes de frappes aériennes, forces spéciales, outils informatiques, renseignement, équipement, mobilité et logistique; de formation, conseil et assistance de la part de ceux sur le terrain, dont vous, de réussir ».

Cet engagement accru américain suit le succès des forces irakiennes à Ramadi. Avant la libération de Ramadi, peu de monde aurait parié en Irak sur un succès de l’armée irakienne. Mais mieux équipées notamment de missiles antichar Kornet et 4AT, les forces irakiennes ont pu neutraliser à distance les voitures piégées conduites par des kamikazes au cours de ses attaques. Daesh ne peut obtenir des gains de terrain dans ses attaques qu’en lançant simultanément 60-70 voitures piégées à la fois pour comme c’était le cas, ce mois-ci, lors des batailles de Tharthar et de l’est d’Amiria Faluja.

Situation Politique

Malgré le succès de l’Armée Irakienne à Ramadi qui a amélioré l’image internationale de l’Irak, le Premier ministre Haider Al Abadi est toujours dans une situation politique délicate sur le plan intérieur tant vis à vis des Kurdes que des sunnites, communautés qui représentent chacune environ 20% de la population irakienne.

Avec le Kurdistan les rapports continuent de se détériorer pour trois raisons, politique, militaire et économique. Bien que les grands acteurs régionaux, Turquie et Iran, ne soient pas du tout favorables à l’émergence d’un Etat Kurde, les incessantes revendications kurdes d’autodétermination et d’indépendance ne sont pas de nature à détendre les rapports entre Erbil et Bagdad. D’autant plus que des centaines de conseillers et experts américains au Kurdistan ont établi directement des postes de commandement communs avec les Kurdes pour gérer ensemble les opérations et le renseignement contre Daesh. L’attitude des américains qui arment et appuient les Kurdes, et dont ils ont besoin pour reprendre Mossoul, fait craindre à Bagdad qu’il existe une certaine entente américano-kurde sur le statut ultérieur des territoires libérés par les Kurdes et notamment sur la ville de Mossoul. Enfin la chute des cours du pétrole sur le marché mondial a aggravé les difficultés économiques de la province du Kurdistan, notamment parce que Bagdad ne verse plus sa part de budget à la province kurde en représailles aux exportations de pétrole qu’Erbil effectue directement, le Kurdistan ayant augmenté de façon indépendante ses exportations pétrolières en 2015 à plus de 600 000 b/j.

Avec les sunnites ce sont les graves incidents qui ont eu lieu après l’explosion de voitures piégées conduites par des kamikazes à Bakuba, Mugdadyia et Jadidat Al-Shatt, faisant des dizaines de morts et de blessés shiites et provoquant la colère des milices shiites de la région. Des miliciens shiites ont immédiatement attaqué les habitants sunnites de la ville de Mugdadyia, massacrant les populations sunnites et incendiant 10 mosquées sunnites. Suite à ces exactions, L’Union des Forces sunnites qui est la principale formation représentative des sunnites, a décidé de boycotter les séances du parlement et les réunions du gouvernement irakien. 190 députés sur les 328 étant absents, le parlement irakien n’a pu poursuivre ses travaux. L’Union des Forces Sunnites a renouvelé sa demande d’application de la Charte d’Entente Politique en tant garantie de la réconciliation nationale et notamment ses exigences de dissolution des milices shiites, du retrait de toutes leurs armes lourdes, moyennes et légères et de réserver le port d’armes aux seuls agents de l’Etat et à l’armée irakienne auquel il faut ajouter l’aide au retour les expulsés et les déplacés de guerre chez eux et leur dédommagement.

Le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en Irak a été tenu informé de ces exigences sunnites lors d’une réunion tenue avec l’Union des Forces Sunnites. A l’issue de cette réunion, le représentant du secrétaire général de l’ONU a publié un communiqué de presse appelant tout le monde à éviter les violences, les actes de vengeance et le discorde communautariste et à ne pas attaquer les lieux saints pour ne pas provoquer, de nouveau, une guerre communautariste.

De leur côté, les partis shiites accueillent sans enthousiasme le déploiement de forces de la 101ème division aéroportée américaine. L’Alliance Nationale, shiite, a déclaré qu’elle attendait une explication du premier ministre. La Coalition de l’Etat de droit de l’ex-premier ministre Nourri Al Maliki s’est, étonnée du mutisme gouvernemental à l’égard du déploiement de nouvelles troupes américaines en Irak et de la nature de cette nouvelle présence dans le pays. En revanche, le Conseil Islamique Suprême, a déclaré que ce renforcement entrait dans le cadre de l’accord stratégique signé entre l’Irak et les Etats-Unis.

Situation sécuritaire

Dans 12 des gouvernorats du Nord et du Sud, la situation sécuritaire est toujours calme et sous contrôle, et s’est légèrement amélioré dans l’ensemble des 6 gouvernorats dans lesquels Daesh réalise des attentats puisque l’on ne déplore que 397 morts en janvier contre 545 en décembre (-28%).

Ainsi dans le gouvernorat d’Al Anbar on déplore 106 morts contre 182 en décembre ; à Nineveh 86 contre132 ; à Salahuldein 74 contre 86, à Kirkuk 43 contre 73 ; à Diyala 32 stable et à Bagdad 56/contre 60.

En revanche à Bagdad on doit souligner aussi l’augmentation considérable des cas d’enlèvement. Environ une vingtaine de personnes sont enlevées chaque jour auxquels s’ajoutent des cambriolages, d’assassinats, de vols à main armée et de chantages. Dans la plupart des cas, les groupes des malfaiteurs portent des uniformes militaires. Il y a deux semaines, cinq policiers ont été enlevés au centre de Bagdad, à la rue Sadoune où se trouve l’ambassade française. Pendant la même période, trois soldats américains se trouvant dans un appartement situé au sud de Bagdad ont été, eux aussi, enlevés. Même un vice-ministre de la justice a été enlevé.

A noter qu’une partie de ces actes criminels ont un caractère sectaire. Ils visent les Kurdes habitant dans les quartiers de Bagdad à majorité shiite. Les Kurdes de Bagdad sont menacés de mort par des hommes cagoulés se présentant à leur domicile comme des membres des milices shiites connues. Ils leur demandent de quitter Bagdad. Le président irakien Fouad Massoum qui est lui-même kurde a accueilli plusieurs chefs de tribus kurdes résidant à Bagdad venus pour se plaindre de cette situation. Il s’est engagé à punir les coupables mais le gouvernement irakien semble dans l’incapacité totale d’y faire face.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

[1] Actuellement 200 membres des forces d’opérations spéciales qu’il avait envoyés en Irak en décembre 2015 sont sur le terrain et engagés dans des actions secrètes contre l’EI. Ceci n’inclut pas les 50 membres des opérations spéciales collaborant actuellement dans le nord-ouest de la Syrie avec des forces insurgées, en particulier le PYD kurde. Cette « Force expéditionnaire de ciblage spécialisée » va « commencer la chasse aux combattants et aux chefs de l’EI, les tuer ou les capturer où qu’ils soient, eux et d’autres cibles clés ».

[2] La base aérienne Al-Asad est une base aérienne irakienne, située à environ 180 kilomètres à l’ouest de Bagdad, dans la province d’Al-Anbar.

[3] World Socialist Web Site.


La Chine va-t-elle s’impliquer militairement au Moyen-Orient ?

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Article publié par « Le Figaro », le 01 février 2016.

La guerre contre l’EI en Syrie et en Irak implique désormais, outre les puissances régionales, l’ensemble des grandes puissances membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU à l’exception de la Chine. Aussi est-il légitime de se poser la question : la Chine restera-t-elle la grande absente du chaudron irako-syrien ?

Le voyage du président chinois Xi Jinping, du 19 au 23 janvier 2016, en Arabie saoudite, en Égypte et en Iran démontre clairement l’influence géopolitique croissante de Pékin au Moyen-Orient. Il est donc légitime de se demander si la Chine va aussi s’impliquer militairement dans la lutte contre les terroristes de l’Etat Islamique ? La déclaration du Président Xi Jinping, annonçant que son pays entendait faire payer aux «criminels» de Daesh l’«atroce assassinat» d’un ressortissant chinois, en Syrie [1], détenu depuis septembre dernier peut le faire penser d’autant plus que cet assassinat coïncide avec la mort de trois cadres chinois dans l’attaque de l’hôtel Radisson de Bamako le 20/11. Le gouvernement chinois peut-il se contenter de déclarations et ne rien faire pour protéger ses ressortissants à l’extérieur du pays ?

La ligne politique chinoise au Moyen-Orient

Dans un document publié à Pékin en janvier 2016, la Chine a réaffirmé sa détermination à développer ses relations avec les pays arabes sur la base des cinq principes : « le respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, non-agression mutuelle, non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures, égalité et avantages réciproques et coexistence pacifique. Elle soutient le processus de paix au Moyen-Orient, la création d’un État palestinien indépendant et pleinement souverain sur la base des frontières de 1967 et ayant Jérusalem-Est comme capitale ainsi que les efforts déployés par la Ligue arabe et ses États membres à cette fin. Elle s’en tient au règlement politique des crises régionales et appuie la création d’une zone exempte d’armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive au Moyen-Orient. Elle soutient les efforts actifs des pays arabes visant à renforcer l’unité, à contrer la propagation des idées extrémistes et à combattre le terrorisme ».

Conformément à cette ligne politique, la Chine s’est maintenue jusqu’à présent à l’écart de la lutte contre l’Etat islamique. Cette attitude était dictée par le désir de ne pas déplaire à l’Arabie Saoudite et au Qatar, deux de ses principaux fournisseurs de pétrole, ennemis farouches du régime de Bachar el-Assad et qui soutiennent les groupes islamistes, mais aussi pour ne pas fournir d’arguments à tous les prédicateurs salafistes qui veulent embrigader dans le terrorisme la population Ouighour du Xinjiang.

Néanmoins, la position chinoise reste très éloignée de la solution « démocratique à tous prix », que semble défendre hypocritement les Etats-Unis et l’Europe en Syrie quand on connaît le soutien indéfectible qu’ils apportent à des régimes corrompus ou moyenâgeux comme celui en place en Arabie Saoudite.

La position chinoise insiste sur la nécessité d’un compromis, plutôt que la révolution et ses conséquences directes, le désordre et le chaos généralisé.
La Chine a donc conservé naturellement ses relations diplomatiques avec Damas et y maintient un ambassadeur. Pékin soutient diplomatiquement le gouvernement d’Assad [2]. La Chine n’a jusqu’à présent acheminé en Syrie, de manière ouverte, qu’une aide humanitaire au profit du croissant rouge syrien et a promis une aide importante pour la reconstruction du pays.

Fait nouveau, en mai 2015, sur le plan militaire, la Chine a affiché sa coopération navale en Méditerranée orientale avec la Russie à l’occasion de manœuvres navales communes.

Aussi, il apparait légitime de se demander si on ne va pas assister à un changement de cette politique traditionnelle face à la menace que constitue l’Etat islamique, à l’implication plus ou moins directe et ouverte des Etats du Moyen-Orient notamment celle de la Turquie et aux conséquences que cela peut engendrer pour la sécurité dans le Xinjiang.

En effet, la Chine apprécie toujours une situation selon trois points de vue : le droit international et la légitimité, ses intérêts internationaux et sa stratégie globale, et les conséquences sur le plan intérieur c’est-à-dire pour le Moyen-Orient les activités des djihadistes Ouighours de la province extrême orientale du Xinjiang.

Le risque salafiste au Xinjiang

Pékin prend en effet très au sérieux le risque de contamination des Ouighours [3] du Xinjiang [4] par le salafisme djihadiste, même si cette population musulmane n’est pas acquise à priori aux djihadistes. En effet, elle est de tradition soufie et, de ce fait, considérée par les salafistes comme déviante [5] car revendiquant une relation directe avec Dieu et faisant du prophète un simple instrument de la révélation.
Néanmoins, les musulmans chinois sont passés de près de 11 millions en 1951 à plus de 20 millions aujourd’hui. [6] D’autres estimations avancent le chiffre de 40 à 60 millions, avec plus de 30.000 imams et presque 24.000 mosquées répartis principalement dans les provinces musulmanes.
A partir de la fin des années 80, les séparatistes musulmans de la province autonome du Xinjiang sous l’influence d’Al Qaida, ont de plus en plus contesté l’autorité centrale de Beijing. Néanmoins ce conflit est resté peu médiatisé en occident par rapport à la lutte des Tibétains contre le gouvernement central chinois.

Les Ouighours représentent, en effet, l’ethnie la plus nombreuse du Xinjiang soit 46% de la population (13 millions) malgré une « hanisation » galopante depuis l’arrivée au pouvoir de Mao. Il existe par ailleurs une diaspora ouïgoure très active regroupée dans le Congrès mondial des Ouïghours dont le siège est à Munich, l’Allemagne ayant accueilli de nombreux réfugiés politiques ouïghours. Cette organisation est présidée par Rebiya Kadeer, militante des droits de l’homme, libérée des prisons chinoises qui vit aux Etats-Unis où existe une association américaine des Ouïghours: le Uyghur Human Rights Project, forme classique des ONG soutenues par la CIA et le département d’Etat américain [7].

Pékin considère que ces structures sont des organisations terroristes et dénonce des liens avec le Mouvement islamique du Turkestan oriental, classée comme organisation terroriste [8], qui cherche à établir un État islamique Ouighour dans le Xinjiang.

L’implication de la Turquie dans le soutien aux djihadistes Ouighours

L’ethnie ouighour fait partie d’un vaste ensemble turcique et bénéficie ainsi de relais dans les pays voisins où existent des minorités turcophones et en premier lieu dans la Turquie d’Erdogan. Alors qu’il lutte contre le sentiment national Kurde, et nie le génocide arménien, Recep Tayep Erdogan appuie le développement du panturquisme. Ainsi en juillet 2009, depuis le G8 d’Aquila (Italie), il a dénoncé une « forme de génocide» au Xinjiang. La diplomatie turque s’est ensuite employée à modérer ses propos. Mais les services secrets turcs sont à la manœuvre pour aider le Mouvement Islamique de l’Est du Turkestan à acheminer les combattants Ouighours en Syrie.

Seymour Hersh rapporte dans Military to Military [9] les inquiétudes de l’ambassadeur de Syrie en Chine Imad Moustapha [10] : « Erdogan a transporté des Ouighours vers la Syrie par des moyens de transport spéciaux tandis que son gouvernement s’agitait en faveur de leur combat en Chine. Les terroristes musulmans ouighours et birmans qui s’échappent par la Thaïlande se procurent d’une manière ou d’une autre des passeports turcs puis sont acheminés vers la Turquie d’où ils transitent vers la Syrie. »
L’ambassadeur a ajouté qu’il existe une « ratline » [11] qui achemine les Ouighours – les estimations vont de quelques centaines à quelques milliers – depuis la Chine via le Kazakhstan pour un éventuel transit par la Turquie. « Le fait qu’ils aient été aidés par les services secrets turcs pour se rendre en Syrie depuis la Chine en passant par la Turquie a été à la source de tensions énormes entre services secrets chinois et turcs. La Chine est inquiète du soutien de la Turquie envers les combattants Ouighours en Syrie, qui pourrait très bien s’étendre au Xinjkiang. Nous fournissons déjà des informations concernant ces terroristes et les routes qu’ils empruntent pour rejoindre la Syrie aux services secrets chinois. »
Le journal IHS-Jane’s Defence Weekly a estimé en octobre 2015 qu’au moins 5000 futurs combattants Ouighours étaient arrivés en Turquie depuis 2013, dont peut-être 2000 avaient fait mouvement vers la Syrie. Moustapha a déclaré qu’il détenait des informations selon lesquelles « au moins 860 combattants Ouighours se trouveraient en Syrie. »

Les indices d’une implication militaire accrue de la Chine au Moyen-Orient

La presse officielle chinoise louait le 12 mai 2015 la relation de plus en plus étroite entre Pékin et Moscou, tandis que les deux puissances lançaient conjointement des manœuvres navales inédites en Méditerranée [12]. Ces exercices rassemblent neuf navires de guerre russes et chinois pour une durée prévue de 11 jours, a rapporté le quotidien Global Times.

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La Méditerranée est une partie du monde où les deux pays n’avaient jamais procédé à des exercices militaires communs, ont précisé les médias à Pékin. « Cela montre clairement que les deux pays vont œuvrer ensemble au maintien de la paix et de l’ordre international de l’après-guerre», a commenté l’agence de presse Chine Nouvelle, qui voit dans ce rapprochement la garantie d’une «contribution à un monde meilleur ».

Par ailleurs, en novembre 2015, Pékin a conclu un accord de dix ans avec Djibouti, pour permettre à la Chine d’y construire une plateforme qui abritera des infrastructures logistiques militaires. «Il s’agira de leur premier emplacement militaire en Afrique». Cette base sera tournée d’une part vers l’Océan Indien pour sécuriser la route maritime d’acheminement du pétrole du Golfe Persique et vers l’Afrique. C’est la première base chinoise située aussi à l’Ouest. Elle pourrait constituer un relais et un point d’appui précieux si Pékin décidait d’engager des troupes ou de fournir des équipements militaires à la Syrie.

Pour l’instant, l’action ouverte de la Chine se borne à un soutien diplomatique de l’Etat syrien, à une aide humanitaire et à une promesse de 30 milliards après la guerre pour aider à la reconstruction du pays. Le 2 novembre 2015 l’ambassadeur de Chine à Damas, Wang Qi Jian, recevant une délégation syrienne une délégation de religieux et de tribus, a réitéré le soutien de son pays « au règlement politique de la crise en Syrie pour préserver la souveraineté du pays et l’unité de ses territoires ».

On peut donc affirmer sans crainte que la Chine ne restera pas à l’écart d’un règlement politique de la crise syrienne. De plus, si la guerre contre Daesh s’éternise, il est certain que les menaces pour la sécurité de ses ressortissants au Xinjiang ou de ses expatriés augmentera et qu’il sera de plus en plus difficile au gouvernement chinois de se borner à des déclarations comme en 2015 sans rien faire pour venger les victimes chinoises des terroristes.

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Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

[1] Fan Jinghui a été enlevé le 10 septembre ; exécution Annoncée le 19/11/2015 par Daesh.

[2] Elle a joint son véto en 2014 à une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu présentée par la France qui devait renvoyer le « dossier syrien » devant la Cour pénale internationale (CPI pour ses violations monumentales des droits de l’homme et du droit humanitaire international.

[3] Les Ouïghours font partie d’un vaste ensemble de groupes ethniques et culturels turco-mongole dont les Kirghizes, les Ouzbeks et les Kazakhs que l’on trouve aussi au Xinjiang qui composent la majorité des populations de l’Asie Centrale. Les peuples turcs regroupent 22 groupes ethniques couvrant le Caucase (Azerbaïdjan, Crimée, Daguestan, la Moldavie), l’Iran, l’Asie centrale (d’Ouest en Est : le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan, le Kazakhstan, Karakalpakie), la Mongolie, la Chine (le Xinjian), la Russie (la Sibérie, la Iakoutie) Tous des groupes parlent des langues turciques apparentées, de la famille ouralo-altaïque, qui sont des langues agglutinantes.

[4] Cette province chinoise vaste comme 3 fois la France est frontalière de 8 Etats– la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tajikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde.

[5] Ces peuples turciques pratiquent un Islam sunnite hanafite (interprétation la plus ouverte des 4 tendances du sunnisme qui laisse une forte marge de manœuvre dans l’interprétation de la charia). Aux quatre écoles juridiques, s’ajoutent quatre écoles théologiques qui sont relativement en état de conflit. Les tribus turques d’Asie Centrale adhérent au maturidisme, une école relativement marginale. De plus, l’Islam des Ouïghours a été fortement influencé par le soufisme, qui est la voie mystique et ésotérique de l’Islam. Par la pratique de l’ascèse et de la méditation, le soufi atteint un état mystique où il fusionne avec Dieu, lui procurant une connaissance intuitive de Dieu au-dessus du Prophète, simple instrument de la révélation.

[6] Statistiques officielles du Gouvernement chinois.

[7] Depuis le début des années 2000, des dizaines d’organisations avec un programme démocratique ont vu le jour, principalement en Amérique du Nord et en Europe à Munich qui est la ville d’Europe qui possède la plus grande population ouïghoure et qui accueille le plus d’organisations. Aujourd’hui, par l’intermédiaire de la National Endowment for Democracy, le Département d’État des États-Unis finance la plupart des organisations indépendantistes ouïghoures militant pour un État démocratique.

[8] Le Mouvement islamique du Turkestan oriental est placé sur la liste officielle des groupes terroristes de la République populaire de Chine, des États-Unis et du Kazakhstan. En 2002, les Nations unies ont classé le mouvement comme étant proche d’Al-Qaida.

[9] Military to Military

[10] Imad Moustapha, actuel ambassadeur de Syrie en Chine, était le doyen de la faculté des sciences de l’Université de Damas, et un proche collaborateur d’Assad, lorsqu’il fut nommé en 2004 ambassadeur de Syrie à Washington, poste qu’il occupa pendant 7 ans.

[11] Route secrète.

[12] Manœuvres navales inédites en Méditerranée pour Pékin et Moscou et Des navires de guerre chinois et russes arrivent en Méditerranée pour des exercices conjoints (RT)


Analyse de la situation politique et militaire en Irak

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Mois de décembre 2015

Situation politique

La bonne nouvelle en ce début d’année est que contrairement à ce que souhaitent nombre de puissances régionales et notamment la Turquie et même une partie des leaders politiques américains, le dépeçage de l’IRAK et sa division en trois entités chiites, sunnites et Kurdes s’éloigne quelque peu.

Plusieurs faits tendent à le prouver :

1) La provocation turque. Lorsque des troupes turques sont intervenues, le 3 décembre 2015, au nord du pays, près de Mossoul, à Bachika, sans la permission ou la connaissance du gouvernement irakien et sous prétexte de combattre Daesh, le gouvernement irakien a réagi vivement appuyé par l’opinion publique. Le premier ministre irakien Haider Al Abadi a alors lancé un ultimatum sommant Ankara de retirer ses troupes sous deux jours sinon l’Irak aurait recours à toutes les options disponibles pour y parvenir. La force de l’air irakienne a été enjointe de se tenir prête pour défendre « la patrie et protéger sa souveraineté ».

2) Symétriquement, conscientes du danger que représente le poids croissant de l’aide iranienne et des forces pro-iraniennes en Irak, une certaine coordination entre le premier ministre Al Abadi, le grand chef religieux de Najaf Ali Sistani et des partis politiques chiites comme le Courant Sadriste et le Conseil Islamique Suprême semble exister afin de réduire l’influence des courants chiites pro iraniens, fidèles au guide de la révolution iranienne, Ali Khamenei.

3) C’est l’Armée irakienne qui a libéré la ville Ramadi, chef-lieu du gouvernorat d’Al Anbar tombée aux mains de Daesh le 17 Mai. A l’offensive finale, ont pris part, aux côtés de l’armée irakienne, des combattants tribaux sunnites entrainés par les américains (voir nos précédentes évaluations) pour libérer les quartiers de Tamim, JamÏa et Hamira au sud de la ville. La bataille pour le centre-ville a été lancée le 22 décembre à partir du Sud-Ouest. Les forces irakiennes ont traversé la rivière Warar sur des ponts lancés par le génie. Loffensive a ainsi bénéficié d’un effet de surprise car Daesh avait orienté sa défense face au Nord où étaient massées la majorité des troupes irakiennes. Pour la première fois, l’armée irakienne y a utilisé des hélicoptères Apache pour frapper l’ennemi. Des images vidéo ont montré des habitants de la ville accueillant les soldats irakiens par des slogans disant : Sunnites et Chiites, tous ensembles. Le nettoyage de la partie Est de la ville se poursuivait début janvier car quelques centaines de combattants de Daesh, dont une majorité de kamikazes étrangers, s’y trouvaient retranchés avec une grande partie des habitants dont ils se servaient comme boucliers humains.

4) Alors que sur le terrain, les forces Kurdes ont remporté deux victoires importantes à Sinjar en Irak et dans la région Hol en Syrie [1], Massoud Barzani s’accroche à son poste ce qui paralyse la vie politique du pays et gèle en quelque sorte les différends avec Bagdad.

Cette situation et le fait que les manifestations de rues n’ont dégagé aucun leader nouveau fournissent quelques délais supplémentaires au premier ministre Haider Al Abadi pour réaliser les réformes attendues par les irakiens. Mais cette accalmie reste très fragile car, avec la baisse du pétrole et l’effort de guerre, le clivage social entre riches et pauvres ne cesse de s’approfondir. Si le projet réformiste du premier ministre n’aboutit à rien, l’Irak peut-être dans un avenir proche aux prises avec des évolutions violentes et dramatiques initiées, cette fois, par les Chiites et non pas les Sunnites.

Situation sécuritaire

En décembre, la situation sécuritaire évaluée par le nombre de morts par attentat est restée stable par rapport à novembre 2015 qui avait connu une décroissance importante par rapport aux mois précédents. Le bilan s’établit à 545 morts par attentat, chiffre identique à celui de novembre. On note toutefois une nette amélioration à Bagdad et dans le gouvernorat de Diyala (12 morts).

A Bagdad, le nombre de morts par attentats a diminué de 40% et s’établit à 60 morts. En effet, il n’y a eu aucun attentat à la voiture piégée. C’est un succès à mettre au compte des services irakiens qui ont pu identifier et interdire toutes les routes par lesquelles passaient ces voitures pour venir jusqu’à Bagdad. En revanche en raison de la dégradation de la situation économique et de la montée en flèche du chômage, le nombre de vols à main armée et d’enlèvement a fortement augmenté. Ce sont surtout les médecins, les bureaux de change, les salaires des fonctionnaires et les joailleries qui sont visés.

Dans le gouvernorat d’Al Anbar on recense 182 morts par attentat ce qui le maintien en tête des régions les plus dangereuses et cette situation risque de perdurer. Selon les autorités locales, Ramadi est détruite à 80% à cause de bombardements et parce qu’avant son retrait du centre-ville, Daesh a dynamité la plupart des bâtiments gouvernementaux publics et beaucoup de maisons résidentielles. En outre, tous les ponts sont détruits. Il faudra, dans ce contexte économique dégradé, beaucoup de temps à la municipalité pour nettoyer la ville, la reconstruire et remettre en état ses infrastructures et ses services municipaux.

Le gouvernorat de Nineveh avec 132 morts dont le chef-lieu est Mossul reste une région où les affrontements ne peuvent que s’accroitre car l’emprise des forces irakiennes et des peshmergas se resserre autour de la ville.

La situation est stable à Salahuldein (86 morts) et à Kirkuk (73 morts).

Au sud du pays, la situation sécuritaire continue d’être relativement calme. Des mesures de sécurité très fermes ont été appliquées au cours des célébrations chiites qui ont eu lieu, à Najaf, les 11-12 décembre. Néanmoins à Bassora, comme à Bagdad, le taux de criminalité a augmenté en décembre. Il y a eu beaucoup de vols à main armée et d’enlèvements.

[1] Ce qui est probablement une raison de l’envoi de forces Turques en Irak.


Une «attaque à la voiture piégée» en France : «un scénario à craindre», selon Jean-Bernard Pinatel

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2016 : une année catastrophe en matière d’attentat terroriste ? Le Général Jean-Bernard Pinatel, expert des questions géopolitiques, contacté par RT France, évoque la menace que font peser en Europe des djihadistes de plus en plus organisés.

RT France : Un responsable du contre-terrorisme français cité par l’AFP et qui a voulu garder l’anonymat a indiqué qu’un «11 septembre européen» était très probable. Il a déclaré que les attentats risquaient de se multiplier en 2016, qu’en pensez-vous ?

Jean-Bernard Pinatel : Que l’on ait des attentats en 2016, c’est évident. Que l’on ait une vague d’attentats et 3 000 morts comme lors du 11 septembre, c’est un autre problème. En effet, dans cette «guerre civile mondiale» les terroristes ont l’avantage de pouvoir choisir le mode d’action, le lieu et la date et on ne peut pas tout défendre tout le temps.

RT France : Quand certaines sources au sein du contre-terrorisme disent que tous les éléments sont réunis pour une multiplication des attentats, notamment le trafic de faux-papier, les djihadistes qui sont de plus en plus décidés ?

Jean-Bernard Pinatel : C’est évident que l’on va en avoir d’autres. Cela je l’ai dit, je l’ai écrit, c’est évident. Maintenant quelle pourra être leur ampleur ? Je n’en sais absolument rien. Faire ce type de prospective, cela ne sert pas à grand chose. Je n’ai aucune informations qui me permettent d’en mesurer l’ampleur.

« Qu’on ait un jour en France des voitures piégées ? Je pense que oui. »

RT France : Bien sur, mais est-ce que l’on peut dire simplement que les terroristes sont de plus en plus organisés ?

Jean-Bernard Pinatel : Si on reprend ce qu’il se passe notamment en Irak, c’est une évidence. Selon certaines informations durant l’offensive des troupes irakiennes pour reprendre Ramadi à Daesh, les djihadistes qui avaient pris le contrôle de la ville ont résisté en lançant de l’ordre de 200 voitures piégés sur l’armée irakienne. Alors qu’on ait un jour en Europe des voitures piégées, je pense que c’est possible car c’est le mode d’action principal aujourd’hui en Irak avec les kamikases équipés d’une ceinture d’explosifs.

La France n’a pas encore connu d’attaque à la voiture piégée. Une voiture bourrée d’explosif qui se jette contre un bâtiment public ou se fait exploser dans un parking souterrain c’est un scénario que l’on peut craindre car il est largement utilisé au Moyen-Orient. Ils savent donc le faire.

RT France : La fabrication de faux-papier serait désormais maîtrisée notamment par l’Etat islamique, est-ce un facteur déterminant dans l’arrivée des djihadistes en Europe ? Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

Jean-Bernard Pinatel : Pas seulement par l’Etat islamique. On sait que la Turquie, et notamment les services spéciaux turcs ont établi des faux-papiers, pour transporte en Syrie des djihadistes Ouighours venant du Xinjiang.

RT France : Vous dites que les turcs ont favorisé ce phénomène, dans quel but?

Jean-Bernard Pinatel : Erdogan a toujours soutenu la mouvance turkmène, que cela soit dans le Xinjiang chinois, au Turkménistan, etc. Il a même qualifié de «génocide» le sort que réservaient les chinois aux Ouighours du Xinjiang.

RT France : Vous dites que les Turkmènes sont en quelque sorte la cheville ouvrière du djihadisme en Syrie et en Irak et de l’organisation de l’Etat islamique notamment ?

Jean-Bernard Pinatel : La Syrie est chaudron où l’on trouve des djihadistes venant de partout et notamment de la mouvance turkmène venant de toute l’Asie centrale. Certaines sources disent qu’il y en a 5000 en Turquie dont 500 à 2000 seraient passés en Syrie.

« Il faut permettre à nos services de travailler et d’anticiper, sans nécessairement passer par des juges. »

RT France : Au sujet des services secrets français, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a récemment vanté le travail effectué par ses services alors que deux attentats majeurs ont été perpétrés sur le territoire français, est-ce qu’on peut dire qu’il y a eu des failles ?

Jean-Bernard Pinatel : Il y aura toujours des ratés. La sécurité a 100% n’existe pas. mais nos forces de sécurité font un travail admirable et l’état d’urgence leur facilite effectivement la tâche puisqu’ils peuvent réagir très rapidement dès qu’ils ont une information. Mais aucun service y compris les services russes qui avaient tout les moyens avec eux ne peuvent faire du 100 % en matière de terrorisme.

RT France : Le discours sur les éventuels failles des services de renseignement, pour vous, ne tient pas ?

Jean-Bernard Pinatel
: Il y a toujours des failles dans un dispositif mais, ce qu’il faut analyser, c’est le bilan entre ce qui est fait et qui n’est jamais dit parce que le principe des services c’est que quand il y a des succès de ne pas en parler. On ne parle donc que des ratés. Le bilan, ce sont les gens qui sont aux affaires qui peuvent le faire réellement mais il y a toujours des failles. Vous ne pouvez pas faire du 100 %, on n’est pas dans un monde parfait. Il y a toujours des gens qui arrivent à passer entre les mailles du filet depuis que les services de renseignement existent.

RT France : Vous êtes donc également un partisan de l’état d’urgence ?

Jean-Bernard Pinatel : Tant que l’affaire irakienne et syrienne perdureront, il faut permettre à nos services de travailler et d’anticiper, sans nécessairement passer par des juges à moins que l’on augmente énormément le nombre de juges anti-terroristes et que l’on puisse réagir dans l’heure. Le problème souvent en matière de terrorisme est le délai de réaction entre le moment où l’on a l’information et le moment où l’on peut agir. Regardez ce qu’il s’est passé en Belgique : au moment où ils ont eu l’information, ils n’ont pu intervenir que le lendemain matin. Et ils ont laissé échapper un des auteurs des attentats de Paris. Si on veut pouvoir exploiter les informations très rapidement, il ne faut pas passer par un système judiciaire complexe avec des procédures surchargées. Il faut pouvoir agir rapidement et heureusement l’état d’urgence le permet. Mais ce n’est pas parce qu’il y a l’état d’urgence qu’on peut faire du 100 %.

RT France : Êtes-vous favorable à sa prolongation ?

Jean-Bernard Pinatel : Je suis pour permettre aux services secrets français d’agir sans délai dès qu’ils ont une information, que cela s’appelle l’état d’urgence ou un autre état à définir. On sait très bien que dans ces affaires là, tout délai entre l’information et l’action favorise la partie adverse.

Source : RT en français


Military to Military

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Je publie ci-dessous la traduction d’un article du London Review of Books en anglais dans le volume 38 du 1er janvier 2016 dans lequel le journaliste d’investigation Seymour Hersh dévoile les critiques de l’Etat-Major américain concernant la stratégie d’Obama en Syrie. Il comporte notamment cette confidence qui témoigne de l’irresponsabilité totale de la stratégie du ni ni d’Obama et de Hollande :« que ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad, avait été approuvé par la Turquie, et s’était transformé en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État Islamique. Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant: il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes.

Seymour M. Hersh on US intelligence sharing in the Syrian war

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Seymour M. Hersh écrit notamment pour The New Yorker et le New York Times. Il est à l’origine de nombreuses révélations comme le scandale de torture de Abu Ghraib ou encore le Massacre de Mỹ Lai au Viêt Nam pour lequel il obtient un Prix Pulitzer. Il est considéré par le monde universitaire comme un des meilleurs journalistes des États-Unis (source : Wikipedia).

L’insistance de Barack Obama à répéterqu’Assad devait partir – et à affirmer qu’il y a des groupes de rebelles modérés en Syrie capables de le renverser – a provoqué ces dernières années des dissensions et même une opposition ouverte parmi les plus hauts fonctionnaires de l’État-Major Interarmes du Pentagone. Leurs critiques se sont concentrées sur ce qu’ils considèrent comme une obsession de l’administration sur le principal allié d’Assad, Vladimir Poutine. Selon eux, Obama serait prisonnier d’une vision de la Russie et de la Chine digne de la guerre froide, et n’a pas ajusté son discours sur la Syrie, qui tiendrait compte du fait que tous deux partagent l’inquiétude de Washington, de voir le terrorisme se propager dans et au-delà de la Syrie. Comme Washington, ils pensent que l’islamisme doit être stoppé.

La résistance de l’armée remonte à l’été 2013, lorsqu’un bulletin d’évaluation classé secret défense, rassemblé par la DIA (Agence du renseignement de la défense : la DRM en France)et les chefs d’États major interarmes, alors dirigés par le Général Martin Dempsey, prévoyait que la chute d’Assad allait mener au chaos et sans doute à la conquête de la Syrie par des extrémistes djihadistes, à l’image de ce qui était en train de se passer en Libye. Un ex conseiller de l’État-Major interarmes me raconta que le document était une synthèse de sources diverses, élaborant un scenario à partir de signaux, de renseignements satellitaires et humains, et il voyait d’un mauvais œil l’entêtement de l’administration Obama à continuer de financer et d’armer les soi-disant groupes de rebelles modérés. À cette époque, la CIA complotait depuis plus d’un an avec ses alliés du Royaume Uni, d’Arabie Saoudite et du Qatar pour expédier des armes et des marchandises – dans le but de renverser Assad – à partir de la Libye, via la Turquie, jusqu’en Syrie.

Le nouveau Rapport estimatif pointait la Turquie comme obstacle majeur à la politique d’Obama en Syrie. Le document montrait, selon ce conseiller, «que ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad, avait été approuvé par la Turquie, et s’était transformé en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État Islamique. Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant : il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes».

Le Lieutenant General Michael Flynn, directeur de la DIA entre 2012 et 2014, confirma que son agence avait envoyé un flux constant de mises en garde secrètes à l’Exécutif, quant aux conséquences catastrophiques d’un renversement d’Assad. Les jihadistes, précisait-il, contrôlaient toute l’opposition. La Turquie n’en faisait pas assez pour stopper l’infiltration de combattants étrangers et d’armes le long de sa frontière. Lynn m’avait confié « Si le public américain avait accès au flux de renseignements que nous avons transmis quotidiennement, au niveau le plus sensible, il exploserait de rage.». « Nous avons compris la stratégie à long terme de l’État Islamique (EI), et ses plans de campagne, et nous avons aussi discuté le fait que la Turquie regardait ailleurs lorsqu’il s’agissait d’aborder l’expansion de l’EI en Syrie. ». Le rapport de la DIA fut repoussé avec force par l’administration Obama. « J’ai eu l’impression qu’ils ne voulaient tout simplement pas entendre la vérité. » L’ex-conseiller ajouta « Notre politique visant à armer l’opposition à Assad était un échec, et avait même un impact négatif. »

Les commandants interarmes étaient convaincus qu’Assad ne devait pas être remplacé par des fondamentalistes. La politique de l’Administration était contradictoire. Ils voulaient le départ d’Assad mais l’opposition était dominée par des extrémistes. Alors qui allait bien pouvoir le remplacer ? « Dire qu’Assad doit partir c’est bien beau, mais si vous suivez l’idée jusqu’au bout, eh bien vous ne trouvez personne de meilleur. C’est la question du personne n’est meilleur qu’Assadque le Joint Chiefs of Staff (JCS : État-Major Interarmes) soulevait face à la politique d’Obama. Les Commandants du JCS sentaient qu’affronter directement la politique d’Obama n’aurait « aucune chance de succès ». C’est ainsi qu’à l’automne 2013 ils décidèrent de prendre des mesures contre les extrémistes sans passer par les canaux politiques, en fournissant des renseignements militaires aux autres nations, dans l’espoir bien compris qu’ils seraient transmis à l’armée syrienne et exploités contre l’ennemi commun, Jabhat al-Nosra et l’EI.

L’Allemagne, Israël et la Russie étaient en contact avec l’armée syrienne, et capables d’exercer une certaine influence sur les décisions d’Assad – C’est par leur intermédiaire que les renseignements américains seraient partagés. Chacun avait ses raisons de coopérer avec Assad : l’Allemagne redoutait ce qui pourrait se passer au sein de sa population de 6 millions de musulmans si l’EI s’étendait ; Israël se sentait concerné par la sécurité de ses frontières ; la Russie était alliée de longue date avec la Syrie, et s’inquiétait de la menace qui pesait sur son unique base en Méditerranée, à Tartous. « Nous n’avions pas la ferme intention de dévier de la ligne politique officielle d’Obama, mais partager nos évaluations de la situation au travers de relations d’armée à armée pouvait s’avérer plus productif. Il était clair qu’Assad avait besoin de renseignements tactiques plus précis et de conseils opérationnels. Les commandants en avaient déduit que si ces besoins étaient satisfaits, le combat contre le terrorisme en serait in fine renforcé. Obama n’était pas au courant, mais Obama ne sait pas toujours ce que fait l’État-Major dans chaque circonstance, et il en va ainsi de tous les Présidents.»

Lorsque le flux de renseignements débuta, l’Allemagne, Israël et la Russie commencèrent à transmettre les informations sur les déplacements et intentions des groupes de djihadistes radicaux à l’armée syrienne ; en échange, la Syrie a fourni des renseignements sur ses propres moyens et intentions. Il n’y avait pas de contact direct entre les USA et les forces armées syriennes ; en lieu et place, selon ce conseiller, « nous leur avons fourni du renseignement, y compris des analyses à plus long terme sur l’avenir de la Syrie, rassemblées par des contractants ou l’une de nos écoles militaires – et ces pays pouvaient en faire ce qu’ils voulaient, y compris les partager avec Assad. Nous disions aux Allemands et aux autres : « tenez, voilà des informations particulièrement intéressantes, et nos intérêts se rejoignent. » Fin de la conversation. L’État-Major pouvait conclure que quelque chose de bénéfique en sortirait – mais c’était une action d’armée à armée, et non un quelconque complot sinistre des Commandants pour contourner Obama et soutenir Assad. C’était beaucoup plus subtil. Si Assad se maintient au pouvoir, ce ne sera pas parce que nous l’y avons maintenu, mais parce qu’il aura été suffisamment malin pour exploiter les renseignements et les conseils tactiques avisés que nous avons fournis aux autres.»

L’histoire publique des relations entre les USA et la Syrie au cours des dernières décennies est celle d’une inimitié. Assad condamna les attaques du 11/9, mais s’opposa à la guerre d’Irak. George Bush a, de façon répétée, lié la Syrie aux 3 membres de « l’axe du mal » – Irak, Iran et Corée du Nord – tout au long de sa présidence. Les messages du département d’État rendus publics par Wikileaks montrent que l’administration Bush tenta de déstabiliser la Syrie et que ces efforts se sont poursuivis au cours des années Obama. En décembre 2006, William Roebuck, alors en poste à l’ambassade américaine à Damas, rendit un rapport qui analysait les failles du gouvernement Assad, et proposait une liste des méthodes « susceptibles d’augmenter la probabilité » d’opportunités de déstabilisation. Il recommandait que Washington travaille avec l’Arabie Saoudite et l’Egypte pour développer les tensions sectaires et se concentre sur la médiatisation « des efforts syriens contre les groupes extrémistes – les dissidents kurdes et les factions radicales sunnites – de façon à suggérer une situation de faiblesse, des signes d’instabilité, et un effet boomerang hors de contrôle » ; ainsi, il apparaitrait nécessaire d’encourager l’isolement de la Syrie, au travers du soutien américain au « Front de Salut National en Syrie », dirigé par Abdul Halim Khaddam, un ex vice-président syrien dont le gouvernement, en exil à Riyad, était soutenu par les Saoudiens et les Frères Musulmans.

Un autre message transmis en 2006 montrait que l’ambassade avait dépensé 5 millions de dollars en financement de dissidents qui présentaient des candidats indépendants pour l’Assemblée Populaire ; les virements furent maintenus même lorsqu’il fut évident que les services secrets syriens étaient désormais au courant de ce qui se passait. Un message transmis en 2010 mettait en garde sur le financement d’un réseau télévisé aux mains de l’opposition syrienne à Londres, que le Gouvernement syrien interpréterait comme « un acte hostile mené sous couverture contre le régime ».

Mais il y a aussi une histoire parallèle de la coopération secrète entre la Syrie et les États-Unis au cours de la même période. Les deux pays ont collaboré contre Al Qaïda, leur ennemi commun. Un consultant de longue date au sein du Commandement conjoint des Opérations spéciales (Joint Special Operations Command), déclara qu’ « à la suite du 11/9, Bachar fut extrêmement utile pour nous pendant des années, tandis qu’en retour, selon moi, nous fûmes très discourtois, et particulièrement maladroits dans l’usage que nous fîmes de l’or qu’il mettait entre nos mains. Cette coopération silencieuse se poursuivit entre certains éléments, même après que [l’administration Bush] ait décidé de le diaboliser. » En 2002, Assad autorisa les services secrets syriens à divulguer les dossiers internes sur les activités des Frères Musulmans en Syrie et en Allemagne. Plus tard cette année-là, les services secrets syriens déjouèrent une attaque d’Al Quaïda contre le quartier général de la Vème Flotte de l’US NAVY à Bahrein, et Assad donna son accord pour fournir à la CIA le nom d’un informateur vital d’Al Qaïda. En violation de cet accord, la CIA contacta directement cet informateur ; il rejeta l’approche, et rompit les relations avec ses interlocuteurs syriens. Toujours secrètement, Assad remis aussi aux mains des américains des membres de la famille de Saddam Hussein qui avaient trouvé refuge en Syrie, et – comme les alliés des USA la Jordanie, l’Egypte, la Thailande et ailleurs – fit torturer des suspects de terrorisme pour le compte de la CIA dans une prison damascène.

C’est cette histoire de coopération qui rendait plausible l’idée que Damas coopérerait en 2013 au nouveau protocole d’échange d’informations indirect avec les USA. Les Commandants interarmes firent savoir qu’en retour les USA souhaitaient 4 approbations : Assad devait retenir le Hesbollah d’attaquer Israël ; il devait reprendre les négociations avec Israël pour signer un accord sur le plateau du Golan ; il devait accepter la venue de conseillers militaires russes et d’autres pays ; et il devait s’engager à organiser de nouvelles élections ouvertes après la guerre qui intègrent un large éventail de sensibilités politiques. Le conseiller du JCS ajouta « Nous avions un feedback positif des Israéliens, qui étaient d’accord pour soutenir le projet, mais ils voulaient savoir quelle serait la réaction de l’Iran et de la Syrie ». « Les Syriens nous ont dit qu’Assad ne prendrait pas sa décision de façon unilatérale – il avait besoin du soutien de sa propre armée et de ses alliés alaouites. Le souci d’Assad était qu’Israël dise oui puis ne tienne pas ses promesses ». Un haut conseiller du Kremlin aux affaires du Moyen Orient m’a raconté que fin 2012, après avoir subit une série de revers sur le champ de bataille et des désertions au sein de l’armée, Assad s’était rapproché d’Israël via un contact à Moscou, et qu’il avait proposé de rouvrir les discussions sur le Plateau du Golan. Les Israéliens avaient rejeté l’offre. Mon interlocuteur me confia « Ils déclarèrent “Assad est un homme fini” » ; « Il est proche de la fin ». Il m’expliqua que les Turcs avaient tenu à Moscou le même discours. Cependant, à la mi-2013, les Syriens purent croire que le pire était derrière eux, et ils voulaient avoir l’assurance que les propositions d’aide des Américains et d’autres étaient sérieuses.

Au début des pourparlers, selon ce conseiller, les commandants interarmes essayèrent de déterminer les besoins d’Assad en signe de bonnes intentions. Sa réponse fut transmise par l’intermédiaire d’un ami d’Assad : « Apportez-lui la tête du Prince Bandar. » les membres de l’État-Major ne donnèrent pas suite. Bandar Ben Sultan avait servi les services secrets et la sécurité intérieure de l’Arabie Saoudite durant des décennies, et il avait passé plus de 20 années en tant qu’ambassadeur à Washington. Ces dernières années, il était connu pour vouloir la destitution d’Assad à tout prix. Alors qu’on le disait en mauvaise santé, il démissionna l’année dernière en tant que directeur du Conseil de sécurité saoudien, mais l’Arabie Saoudite continue d’être le principal pourvoyeur de fonds à l’opposition syrienne, dont le montant est estimé à 700 millions de dollars par le Renseignement américain. En juillet 2013, les chefs d’État-Major interarmes découvrirent un moyen plus direct de démontrer le sérieux de leur proposition d’aide à Assad. A cette époque, le flux secret d’armes en provenance de Libye pour l’opposition syrienne via la Turquie, était en place depuis plus d’un an (il débuta peu de temps après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011). L’opération était en grande partie organisée depuis une annexe secrète de la CIA à Benghazi, avec l’aval du Département d’Etat. Le 11 septembre 2012, l’ambassadeur US en Libye Christopher Stevens fut tué durant une manifestation anti-américaine qui dégénéra en incendie du Consulat des USA à Benghazi; des journalistes du Washington Post trouvèrent des copies de l’agenda de l’ambassadeur au milieu des ruines du bâtiment. Elles montraient que le 10 septembre, Stevens avait rencontré le chef des opérations de l’annexe de la CIA. Le jour suivant, peu avant de mourir, il avait rencontré un représentant de la Compagnie d’affrètement «Al-Marfa Shipping and Maritime Services», une société basée à Tripoli qui, selon ce conseiller, était connue de l’État-Major pour s’occuper de l’expédition d’armement.

À la fin de l’été 2013, le rapport de la DIA avait été largement diffusé, mais bien que de nombreux agents de la communauté du Renseignement aient été au courant de la domination de l’opposition syrienne par les extrémistes, l’armement fourni par la CIA continua d’affluer, ce qui constituait un problème permanent pour l’armée d’Assad. Les stocks et dépôts de Kadhafi étaient la source d’un marché international de l’armement, bien que les prix aient été élevés. Le conseiller de l’État-Major interarmes déclara qu’ « Il n’y avait aucun moyen de stopper les expéditions d’armes qui avaient été approuvées par le Président. La solution passait par mettre la main au portefeuille. La CIA fut approchée par un représentant de l’État-Major qui suggéra que les arsenaux turques renfermaient des armes bien meilleur marché qui pouvaient se retrouver dans les mains des rebelles syriens en quelques jours, sans transfert maritime. » Mais la CIA ne fut pas la seule à en bénéficier. « Nous avons travaillé avec les Turcs en qui nous avions confiance et qui n’étaient pas loyaux avec Erdogan, et nous les avons sollicités pour expédier toutes les armes obsolètes de leurs arsenaux aux djihadistes en Syrie, y compris des carabines M1 qui n’avaient pas servi depuis la guerre de Corée, et des tonnes d’armes soviétiques. C’était un message qu’Assad pouvait interpréter comme “Nous avons la capacité d’endiguer la politique de notre Président en remontant sur ses traces.“ »

Le flux de renseignements en provenance des services US vers l’armée syrienne, et la détérioration de la qualité des armes fournies aux rebelles, marquèrent un tournant. L’armée syrienne avait subi de lourdes pertes au printemps 2013 lors de ses combats contre Jabhat al-Nosra (1) et d’autres groupes extrémistes, alors qu’elle ne parvenait pas à tenir la capitale provinciale Raqqa. Des raids sporadiques de l’armée syrienne et de l’aviation continuèrent pendant des mois sans grand succès, jusqu’à ce qu’elle décide de se retirer de Raqqa et d’autres zones difficiles à défendre ou peu peuplées au nord et à l’ouest, pour se concentrer sur la consolidation de la défense du bastion gouvernemental à Damas, et des zones densément peuplées reliant la capitale à Lattakié au nord-est. Mais alors que l’armée regagnait en force avec le soutien de l’État-Major, l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie augmentèrent leurs financements et armement de Jabhat al-Nosra et de l’EI, qui à la fin de 2013 avaient gagné un territoire énorme de part et d’autre de la frontière irako-syrienne. Les quelques rebelles non fondamentalistes qui restaient se retrouvèrent engagés dans des combats âpres – le plus souvent perdus – qui ciblaient les extrémistes. En janvier 2014, l’EI pris à la suite d’al-Nosra le contrôle de Raqqa et des zones tribales tout autour, et fit de la ville son quartier général. Assad contrôlait encore [un territoire occupé par] 80% de la population syrienne, mais il avait perdu des étendues considérables.

Les efforts de la CIA pour entrainer les forces rebelles modérées échouaient aussi lamentablement. Le conseiller expliqua : « Le camp d’entrainement était en Jordanie et sous le contrôle d’un groupe tribal syrien ». Certains de ceux qui avaient signés étaient suspectés d’appartenir à l’armée syrienne, à l’uniforme près. Cela était déjà arrivé, dans les pires moments de la guerre en Irak, lorsque des centaines de miliciens chiites se présentèrent à l’accueil des camps d’entrainement américains le temps d’enfiler de nouveaux uniformes, d’obtenir de nouvelles armes et de suivre quelques jours d’entrainement avant de disparaitre dans le désert. Un programme d’entrainement séparé, conçu par le Pentagone en Turquie, ne donna pas plus de résultats. Le Pentagone reconnu en septembre que seules 4 ou 5 de ses recrues combattaient toujours l’EI ; quelques jours plus tard, 70 d’entre eux « firent défection » pour rejoindre Jabhat al-Nosra juste après avoir franchi la frontière syrienne.

En janvier 2014, désespéré par le manque de progrès, John Brennan, directeur de la CIA, convoqua les chefs des services secrets américains et sunnites de l’ensemble du Moyen Orient à une réunion secrète à Washington, dans le but de persuader l’Arabie Saoudite de cesser son soutien aux combattants extrémistes en Syrie. «Les Saoudiens nous déclarèrent qu’ils seraient heureux de nous écouter, et donc tout le monde s’assit autour d’une table à Washington pour écouter Brennan leur expliquer qu’ils devaient désormais prendre le même bateau que les modérés. Le message était que si tout le monde dans la région, cessait de soutenir al-Nosra et l’EI, leurs munitions et leur armement se tariraient, et les modérés l’emporteraient. » Le message de Brennan fut ignoré des Saoudiens, qui retournèrent chez eux pour relancer de plus belle leurs efforts en faveur des extrémistes et nous demander d’accroitre notre soutien technique. Et nous avons finalement accepté, et tout cela s’est terminé par le renforcement des extrémistes.»

Mais les Saoudiens étaient loin d’être le seul problème : le renseignement américain avait accumulé des interceptions et des informations de source humaine qui démontraient que le gouvernement Erdogan soutenait Jabhat al-Nosra depuis des années, et faisait de même à présent avec l’EI. « Nous pouvons gérer les Saoudiens » me disait le conseiller « Nous pouvons gérer les frères Musulmans. Vous pouvez argumenter que l’équilibre global du Moyen-Orient repose sur une forme de destruction certaine mutuellement partagée entre Israël et le reste du Moyen Orient, et que la Turquie peut déstabiliser cet équilibre – ce qui est le rêve d’Erdogan. Nous lui avons dit que nous voulions qu’il ferme le robinet des djihadistes étrangers qui se déversent en Turquie. Mais il rêve de grandeur – celle de restaurer l’Empire Ottoman – et il n’a pas réalisé jusqu’où pourrait le mener la réussite de ce projet. »

L’une des constantes dans les affaires américaines depuis la chute de l’URSS a été d’entretenir des relations d’armée à armée avec la Russie. Après 1991, les USA ont dépensés des milliards de dollars pour aider la Russie à sécuriser son arsenal nucléaire, y compris lors d’une opération ultra secrète qui consistait à déplacer de l’uranium enrichi à des fins militaires depuis des dépôts non sécurisés au Kazakhstan. Ces programmes conjoints pour superviser la mise en sécurité de matériaux à usage militaire se sont poursuivis au cours des 20 années suivantes. Pendant la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan, la Russie autorisa son survol par des transporteurs et des ravitailleurs américains, ainsi que le transit terrestre pour le flux d’armes, de munitions, d’eau et de nourriture dont la machine de guerre américain avait quotidiennement besoin. L’armée russe fournit des renseignements sur les déplacements d’Oussama Ben Laden, et aida les États-Unis à négocier le droit d’utiliser une base aérienne au Kirghizstan L’État-Major Interarmes a toujours été en contact avec ses homologues syriens, et les liens entre les deux armées sont opérationnels jusqu’au plus haut niveau. En août, quelques semaines avant sa retraite de chef de l’État-Major Interarmes, Dempsey fit une visite d’adieu au quartier général des forces de défense irlandaises à Dublin, et raconta à son auditoire qu’ils avaient mis un point d’honneur, lorsqu’il était en fonction, à garder le contact avec le chef de l’État-Major russe, le Général Valery Gerasimov. « En fait, je lui ai suggéré que nous ne terminions pas notre carrière comme nous l’avions commencée », a-t-il dit – celle d’un commandant de char en Allemagne de l’Ouest, et l’autre à l’Est.

Lorsqu’il s’agit de se confronter à l’EI, la Russie et les USA ont bien des choses à partager mutuellement. Beaucoup au sein de l’EI, de son commandement à la troupe, ont combattu pendant plus de 10 ans contre la Russie lors des 2 guerres de Tchétchénie à partir de 1994, et le gouvernement de Poutine est totalement investi dans le combat contre le terrorisme islamique. « La Russie connait les cadres de l’EI » m’a fait remarquer le conseiller, « et elle a accès à ses techniques opérationnelles, avec beaucoup d’informations à partager. » En échange, « Nous avons d’excellent formateurs qui ont des années d’expérience dans la formation de combattants étrangers, une expérience que la Russie n’a pas ». Le conseiller n’a toutefois pas évoqué ce dont les services secrets américains sont également capables : la capacité à obtenir des informations sur des cibles, souvent en les achetant pour de fortes sommes à des sources au sein même des milices rebelles.

Un ex-conseiller de la Maison Blanche pour les affaires étrangères m’a raconté qu’ « avant le 11-Septembre, Poutine avait l’habitude de nous dire : “nous vivons le même cauchemar dans des endroits différents“. Il voulait parler de ses problèmes avec le Califat tchétchène, et de nos premiers affrontements avec al-Qaïda. Ces jours derniers, après l’attentat contre l’A320 METROJET au-dessus du Sinaï et les massacres de Paris et ailleurs [Beyrouth], il est difficile de ne pas conclure que nous avons bien les mêmes cauchemars provenant des mêmes endroits. »

Pourtant, l’Administration Obama continue de condamner la Russie pour son soutien à Assad. Un haut diplomate retraité qui fut en poste à l’Ambassade de Moscou m’a exprimé de la sympathie pour le dilemme devant lequel se trouve Obama, en tant que chef de la coalition occidentale opposée à l’agression russe en Ukraine : « l’Ukraine est une question sérieuse, et Obama l’a abordée de façon ferme avec les sanctions. Mais notre politique vis-à-vis de la Russie est trop souvent erratique. En revanche, en Syrie, il ne s’agit pas de nous, il s’agit d’être sûr que Bachar ne perde pas. En réalité, Poutine ne veut surtout pas voir le chaos syrien se répandre en Jordanie ou au Liban, comme cela s’est passé en Irak, et il ne veut pas voir la Syrie tomber aux mains de l’EI. L’intervention la plus contreproductive qu’Obama a faite, et cela a causé beaucoup de torts à nos efforts pour en finir avec ce conflit, a été de dire : « Assad doit partir en préalable à toute négociation. » Il a aussi fait écho à un point de vue adopté par certains au Pentagone, lorsqu’il a fait allusion à un facteur sous-jacent dans la décision russe de lancer des frappes aériennes en soutien à l’armée syrienne à partir du 30 septembre : le souhait de Poutine, d’éviter à Assad de subir le même sort que celui de Kadhafi. On lui avait rapporté que Poutine avait visionné 3 fois la vidéo de la mort atroce de Kadhafi, une vidéo qui le montre sodomisé avec une baïonnette. Le Conseiller du JCS m’a lui aussi parlé d’un Rapport des services secrets US qui concluait que Poutine s’était ému du sort de Kadhafi : « Poutine s’en est voulu d’avoir laissé tomber Kadhafi, et de ne pas avoir joué un rôle clé en coulisses » lorsque la Coalition occidentale a fait pression à l’ONU pour être autorisée à entreprendre des frappes aériennes qui allaient détruire le Régime. « Poutine a pensé qu’à moins de s’engager, Bachar allait connaitre le même sort –mutilé- et qu’il allait assister à la destruction de ses alliés en Syrie. »

Dans un discours le 22 novembre 2015, Obama a déclaré que « les cibles principales des frappes russes, ce sont l’opposition modérée ». C’est une ligne dont l’administration – ainsi que la plupart des médias grand public américains – n’a que rarement dévié. Les Russes insistent sur le fait qu’ils ciblent tous les groupes rebelles susceptibles de menacer la stabilité de la Syrie – y compris l’EI. Le Conseiller du Kremlin aux affaires étrangères m’a expliqué lors de notre entretien que la première passe de frappes russes visait à renforcer la sécurité autour d’une base aérienne russe à Lattakié, bastion alaouite. Le but stratégique, m’a-t-il expliqué, était d’établir un couloir libéré des djihadistes entre Damas et Lattakié ainsi que la base navale russe de Tartous, puis d’infléchir graduellement les bombardements vers le Sud et l’Est, en se concentrant davantage sur les territoires tenus par l’EI. Les Russes ont frappé l’EI dans et autour de Raqqa dès début octobre selon plusieurs comptes rendus ; en novembre, il y a eu d’autres frappes sur des positions de l’EI près de la ville historique de Palmyre, et dans la province d’Idlib, un bastion objet de féroces combats à la frontière turque.

Les incursions russes dans l’espace aérien turc ont débuté peu après le déclenchement des bombardements par Poutine, et l’armée de l’air russe a déployé des systèmes de brouillage électroniques qui interférent avec la couverture radar turque. Le message envoyé à l’armée de l’air turque, selon le conseiller du JCS, était « Nous allons faire voler nos avions là où nous voulons, quand nous le voulons, et brouiller vos radars. Alors pas d’embrouilles. Poutine faisait savoir aux Turcs à quoi ils devaient s’attendre. » L’agression russe fit place à des plaintes turques et des démentis russes, en même temps que l’armée de l’air turque intensifiait ses patrouilles à la frontière. Il n’y a eu aucun incident significatif jusqu’au 24 novembre, lorsque 2 F16 turcs, agissant apparemment selon des règles d’engagement plus musclées, descendirent un chasseur bombardier Su24M russe qui avait franchi la frontière pendant à peine 17 secondes. Dans les jours qui suivirent le crash du chasseur, Obama exprima son soutien à Erdogan, et après s’être entretenus en privé le 1er décembre, il déclara à la presse que son administration restait « particulièrement soucieuse de la sécurité et de la souveraineté de la Turquie. » Il déclara aussi que tant que la Russie demeurerait alliée avec Assad, « beaucoup de ressources russes allaient encore être dirigées contre des groupes d’opposition… que nous soutenons… donc je ne pense pas que nous devions nous bercer d’illusions, et que d’une façon ou d’une autre la Russie allait soudain concentrer ses frappes contre l’EI. Ce n’est pas ce qui se passe. Cela ne s’est jamais passé. Cela ne se passera pas de sitôt. »

Le conseiller au Kremlin pour les affaires du Moyen-Orient, tout comme le conseiller du JCS et de la DIA, évacue d’un revers de main la question des « modérés » qui ont le soutien d’Obama ; il ne voit en eux que des groupes d’extrémistes islamistes qui combattent aux côtés de Jabhat al-Nosra et de l’EI (« Pas la peine de jouer sur les mots et séparer les terroristes entre modérés et non modérés », a rappelé Poutine dans son discours du 22 octobre) (2). Les généraux américains les considèrent comme des miliciens épuisés qui ont été forcés de s’entendre avec Jabhat al-Nosra ou l’EI afin de survivre.

À la fin 2014, Jürgen Todenhöfer, un journaliste allemand qui fut autorisé à passer 10 jours dans les territoires tenus par l’EI en Irak et en Syrie, a raconté sur CNN qu’à la direction de l’EI : « Ils rigolent tous un bon coup à propos de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils disent : “Les meilleurs vendeurs d’armes que nous ayons sont l’ASL. S’ils touchent une arme de bonne qualité, ils nous la revendent illico.” Non, ils ne les prenaient pas au sérieux. C’est Assad qu’ils prennent au sérieux. Ils prennent au sérieux les bombes, bien sûr. Mais ils n’ont peur de rien, et l’ASL ne joue aucun rôle. »

La campagne de bombardement de Poutine a déclenché une série d’articles antirusses dans la presse américaine. Le 25 octobre, le New York Times a rapporté, citant l’administration Obama, que des sous-marins et des navires espions russes opéraient de manière agressive à proximité des câbles sous-marins qui assurent le transfert de la majorité du trafic internet mondial – bien que, selon l’article qu’il fallait lire jusqu’au bout, le journaliste reconnaissait qu’il n’y avait « aucune preuve à cette heure » d’une tentative russe d’interférer avec ce trafic. Dix jours plus tôt, le Times publiait un résumé des intrusions de la Russie dans ses anciennes républiques soviétiques satellites, et décrivait le bombardement de la Syrie comme l’incarnation, « dans une certaine mesure, d’un retour aux ambitions militaires de la période soviétique ». Le reportage ne mentionnait pas que c’est à l’invitation de l’administration d’Assad que la Russie intervenait, ni que les États-Unis bombardaient eux-mêmes en territoire syrien depuis septembre de l’année précédente, sans l’accord de la Syrie. Un éditorial du mois d’octobre, dans le même journal, signé de Michael Mac Faul, ambassadeur américain en Russie de 2012 à 2014, déclarait que la campagne aérienne russe visait « tout le monde à l’exception de l’EI ». Les histoires anti-russes ne se calmèrent pas après le désastre de l’A320 METROJET abattu, revendiqué par l’EI. Très peu au sein du Gouvernement américain et des médias, se demandèrent pourquoi l’EI viserait un avion de ligne russe transportant 224 passagers et son équipage, si l’armée de l’air russe n’attaquait que les rebelles syriens « modérés ».

Et pendant ce temps, les sanctions économiques sont toujours en vigueur, pour ce qu’un grand nombre d’Américains considère être les crimes de guerre de Poutine en Ukraine, tout comme le sont les sanctions du Trésor américain contre la Syrie et contre ces américains qui font des affaires avec la Syrie. Le New York Times, dans un reportage de fin novembre sur les sanctions, a remis au goût du jour une insinuation ancienne et sans fondements, qui affirme que les actions du Trésor « mettent en relief un argument que l’Administration n’a cessé d’avancer à propos de M. Assad alors que le Trésor cherche à faire pression sur la Russie pour qu’elle cesse son soutien : que bien qu’il professe être en guerre contre les terroristes islamistes, il entretient une relation symbiotique avec l’EI qui lui a permis de prospérer alors qu’il se cramponne au pouvoir. »

Les quatre piliers fondamentaux de la politique d’Obama en Syrie restent intacts à cette heure : l’insistance sur le fait qu’Assad doit partir ; qu’aucune coalition avec la Russie n’est possible contre l’EI; que la Turquie est un allié fiable dans la guerre contre le terrorisme ; et qu’il y a vraiment des forces d’opposition modérées significatives que les États-Unis doivent soutenir.
Les attaques de Paris le 13 novembre ont fait 130 morts mais n’ont pas changé la ligne de conduite officielle de la Maison Blanche, bien que de nombreux leaders européens, y compris François Hollande, aient soutenu l’idée d’une plus grande coopération avec la Russie, et se soient mis d’accord pour mieux coordonner leurs actions avec son armée de l’air ; il y a eu aussi des discussions sur les modalités du retrait d’Assad : elles pourraient être plus flexibles. Le 24 novembre, Hollande s’est envolé pour Washington afin d’y discuter de la façon dont la France et les USA pouvaient collaborer plus étroitement dans leur combat contre l’EI. Lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche, Obama a déclaré qu’Hollande et lui-même s’étaient mis d’accord sur le fait que les frappes russes contre l’opposition modérée ne faisaient que renforcer le régime d’Assad, dont la brutalité était à l’origine de la montée de l’EI. Hollande n’est pas allé aussi loin, mais il a déclaré que le processus diplomatique issu à Vienne conduirait « au départ d’Assad… un gouvernement d’unité est nécessaire. » La conférence de presse négligea l’impasse entre les deux hommes concernant Erdogan. Obama défendit le droit de la Turquie à défendre ses frontières, tandis qu’Hollande déclara que c’était « une question d’urgence » pour la Turquie de prendre des mesures contre les terroristes. Le conseiller du JCS m’a dit que l’un des principaux buts de Hollande lors de son voyage à Washington était de persuader Obama de rejoindre l’UE dans une déclaration de guerre commune contre l’EI. Obama a répondu non. Les Européens ne se sont pas regroupés au sein de l’OTAN, dont la Turquie fait partie, pour une telle déclaration. « C’est la Turquie le problème », m’a confié le conseiller du JCS.

Assad, naturellement, n’accepte pas qu’un groupe de dirigeants étrangers veulent décider de son avenir. Imad Moustapha, actuel ambassadeur de Syrie en Chine, était le doyen de la faculté des sciences de l’Université de Damas, et un proche collaborateur d’Assad, lorsqu’il fut nommé en 2004 ambassadeur de Syrie à Washington, poste qu’il occupa pendant 7 ans. Mustapha est connu pour être resté proche d’Assad, et il est digne de confiance pour refléter ses pensées. Il m’a raconté que pour Assad, renoncer au pouvoir signifierait capituler au profit des « groupes terroristes armés », et que des Ministres dans un gouvernement d’Unité nationale – tel que celui proposé par les Européens- seraient considérés [par le peuple syrien], comme les otages des puissances étrangères qui les auraient nommés. Ces forces pourraient rappeler au nouveau Président « qu’il est facilement remplaçable, comme son prédécesseur… Assad a une dette envers son peuple : il ne peut quitter son poste parce que les ennemis historiques de la Syrie exigent son départ. »

Moustapha a aussi impliqué la Chine, un allié d’Assad, qui a promis plus de 30 milliards de dollars pour la reconstruction de la Syrie après la guerre. La Chine aussi s’inquiète de l’EI. Il m’a expliqué que « La Chine apprécie la situation selon trois points de vue » : le droit international et la légitimité, le positionnement global de sa stratégie, et les activités des djihadistes Ouighours de la province extrême orientale du Xinjiang. Le Xinjiang est frontalier avec 8 nations – la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tajikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde – et, selon le point de vue chinois, ils servent de porte d’entrée au terrorisme en provenance du monde entier et au sein même du pays. De nombreux combattants Ouighours actuellement en Syrie sont connus pour être des membres du Mouvement Islamique de l’Est du Turkestan – une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à établir un État islamique Ouighour dans le Xinjiang. « Le fait qu’ils aient été aidés par les services secrets turcs pour se rendre en Syrie depuis la Chine en passant par la Turquie a été à la source de tensions énormes entre services secrets chinois et turcs» selon Moustapha. « La Chine est inquiète du soutien de la Turquie envers les combattants Ouighours en Syrie, qui pourrait très bien s’étendre au Xinjkiang. Nous fournissons déjà des informations concernant ces terroristes et les routes qu’ils empruntent pour rejoindre la Syrie aux services secrets chinois. »

Les inquiétudes de Moustapha ont été répercutées par un analyste des questions de politique étrangère à Washington, qui a suivi de près le transit des djihadistes à travers la Turquie vers la Syrie. L’analyste, dont les points de vue sont recherchés de nombreux hauts fonctionnaires du Gouvernement, m’a confié qu’ « Erdogan a transporté des Ouighours vers la Syrie par des moyens de transport spéciaux tandis que son gouvernement s’agitait en faveur de leur combat en Chine. Les terroristes musulmans ouighours et birmans qui s’échappent par la Thailande se procurent d’une manière ou d’une autre des passeports turcs puis sont acheminés vers la Turquie d’où ils transitent vers la Syrie. » Il a ajouté qu’il existait ce qui ressemble à une autre « ratline » [NdT : route secrète] qui acheminait des Ouighours – les estimations vont de quelques centaines à quelques milliers – depuis la Chine via le Kazakhstan pour un éventuel transit par la Turquie vers le territoire de l’EI en Syrie. Il m’a confié que « Le renseignement américain n’est pas bien informé sur ces activités parce que les infiltrés qui ne sont pas satisfaits de la politique [américaine], ne communiquent pas là-dessus avec eux. » Il a ajouté qu’ « il n’était pas certain que les officiels responsables de la politique syrienne au Département d’État et à la Maison Blanche obtenaient ces informations. » Le journal IHS-Jane’s Defence Weekly a estimé en octobre qu’au moins 5000 futurs combattants Ouighours étaient arrivés en Turquie depuis 2013, dont peut-être 2000 avaient fait mouvement vers la Syrie. Moustapha a déclaré qu’il détenait des informations selon lesquelles « au moins 860 combattants Ouighours se trouveraient en Syrie. »

Les inquiétudes croissantes de la Chine sur la question des Ouighours et ses liens avec la Syrie et l’EI sont un sujet d’étude constant de Christina Lin, une universitaire qui s’est intéressée aux questions chinoises il y a 10 ans alors qu’elle était en poste au Pentagone sous la direction de Donald Rumsfeld. « J’ai grandi à Taïwan, et je suis venue au Pentagone comme experte de la Chine. J’avais l’habitude de diaboliser les Chinois en les traitant d’idéologues, et ils sont loin d’être parfaits. Mais au fil des années, alors que je les vois s’ouvrir et évoluer, j’ai commencé à changer de perspective. Je vois désormais la Chine comme un partenaire potentiel pour différents enjeux globaux, particulièrement au Moyen-Orient. Il y a beaucoup d’endroit – la Syrie en est un – où les États-Unis et la Chine doivent coopérer en matière de sécurité régionale et de contre-terrorisme. Il y a quelques semaines, la Chine et l’Inde, deux ennemis issus de la guerre froide qui se haïssent plus que la Chine et les États-Unis eux-mêmes, ont mené une série d’exercices conjoints de contre-terrorisme. Et aujourd’hui la Chine et la Russie souhaitent tous les deux coopérer en matière de terrorisme avec les États-Unis. » La Chine voit les choses de la façon suivante selon Lin : les militants Ouighours qui se sont rendus en Syrie sont entrainés par l’EI aux techniques de survie qui leur permettront de retourner en Chine lors de voyages secrets, afin de perpétrer des actes terroristes là-bàs. Lin a écrit dans un article paru en septembre « Si Assad échoue, les combattants djihadistes de la Tchétchènie russe, du Xinjiang chinois, et du Cachemire indien tourneront leurs yeux vers leurs fronts respectifs pour continuer le djihad, soutenus par une nouvelle base opérationnelle en Syrie, bien financée et au cœur du Moyen Orient. »

Le général Dempsey et ses collègues du JCS ont gardé leur désapprobation en dehors des circuits bureaucratiques, et ont survécu à leur poste. Ce ne fut pas le cas du Général Michael Flynn. Patrick Lang, un colonel de l’US ARMY à la retraite qui a servi presque 10 ans en tant qu’officier en chef du Renseignement civil au Moyen Orient pour le compte de la DIA « Flynn a subit les foudres de la Maison Blanche en insistant sur la nécessité de dire la vérité sur la Syrie. Il a pensé que la vérité était la meilleure chose et ils l’ont débarqué. Il ne voulait pas se taire. Flynn m’a dit que ses problèmes allaient bien au-delà de la Syrie. Je secouais le cocotier à la DIA – et pas seulement en déplaçant les transats sur le pont du Titanic. Je prônais une réforme radicale. Je sentais que le commandement civil ne voulait pas en entendre parler. J’en ai souffert, mais je m’en suis accommodé. » Dans un entretien récent accordé au Spiegel, Flynn a été direct à propos de l’arrivée de la Russie dans le conflit syrien : « Nous devons travailler de façon constructive avec la Russie. Que nous le voulions ou non, la Russie a pris la décision d’être présente et d’intervenir militairement. Ils sont bien là, et cela a complètement changé la donne. Et vous ne pouvez pas dire que la Russie est mal intentionnée ; qu’ils doivent retourner chez eux ; cela ne se passera pas comme ça. Atterrissez ! »

Très peu au Congrès US partagent cette opinion. L’une des personnalités qui fait exception se nomme Tulsi Gabbard, une démocrate de Hawaï, membre du « House Armed Services Comittee » (le Comité parlementaire des services armés) qui a effectué deux campagnes au Moyen-Orient en tant que major de la Garde Nationale. Dans un entretien sur CNN en octobre, elle a dit : « Les USA et la CIA devraient stopper cette guerre illégale et contre-productive qui vise à renverser le gouvernement syrien, et ils devraient rester concentrés sur le combat contre […] les groupes rebelles extrémistes. ». Mais est-ce que cela ne vous préoccupe pas que le régime d’Assad ait été brutal, tuant au moins 200 000 et peut-être 300 000 membres de son propre peuple ? lui demanda le journaliste.

Elle a répondu « Les choses qu’on raconte sur Assad en ce moment sont les mêmes que ce qui a été dit de Kadhafi, les mêmes que ce qu’on a dit de Saddam Hussein, et viennent des mêmes personnes qui défendaient l’idée de […] renverser ces régimes […] si cela arrive en Syrie […] nous finirons dans une situation de souffrances bien plus grandes, de persécutions des minorités religieuses et chrétiennes bien plus atroces en Syrie, et notre ennemi en sortira largement renforcé. »

Donc ce que vous dites, c’est que l’implication militaire dans les airs de l’armée russe et au sol de l’armée iranienne – qu’en fait ils nous font une faveur ? reprend le journaliste.

« Ils travaillent à défaire notre ennemi commun », a-t-elle répondu.

Plus tard, Gabbard m’a confié que beaucoup de ses collègues au Congrès, tant Républicains que Démocrates, l’ont remerciée en privé de s’être exprimée publiquement. « Beaucoup de gens dans la population, et même au Congrès, ont besoin d’avoir des explications claires. Mais c’est difficile lorsqu’il y a autant de mensonges sur ce qui se passe. La vérité n’a pas éclaté. » C’est très inhabituel pour un politicien de mettre ainsi en cause la politique étrangère de son propre parti, enregistrée en direct. Pour quelqu’un « de l’intérieur », qui a accès aux renseignements les plus secrets, parler ouvertement et de façon critique peut interrompre brutalement votre carrière. Toute information dissidente peut se transmettre au travers d’une relation de confiance entre un journaliste et ceux qui le vivent de l’intérieur, mais cela se fait presqu’obligatoirement « sans signature ». Cependant, oui, la dissidence existe. Le Commandant du Joint Special Operations Command (commandement des forces spéciales) [1] n’a pas pu cacher sa satisfaction lorsque je lui ai demandé son point de vue sur notre politique en Syrie. « La solution en Syrie est devant notre nez. Notre menace principale est l’EI, et nous tous – les États-Unis, la Russie et la Chine – devons travailler ensemble. Bachar restera dans ses fonctions et, une fois le pays stabilisé, il y aura des élections. Il n’y a pas d’autre option. »

Le fonctionnement du système indirect de communication avec Assad s’est interrompu avec la retraite de Dempsey en septembre dernier. Son remplaçant à la tête de l’Etat Major interarmes, le Général Joseph Dunford, a prêté serment devant la Commission sénatoriale des forces armées en juillet dernier, deux mois avant de prendre ses fonctions. « Si vous voulez parler d’une nation qui pourrait constituer une menace existentielle pour les États-Unis, je désignerais la Russie. Si vous observez son comportement, il est rien moins qu’alarmant. » En octobre, en tant que chef du JCS, Dunford a condamné les efforts russes pour bombarder [les djihadistes]. Il a déclaré à cette même commission que la Russie « ne combat pas l’EI », que l’Amérique doit « travailler avec ses partenaires turcs pour sécuriser la frontière nord de la Syrie » et que « nous devons faire tout ce que nous pouvons pour aider les forces d’opposition syriennes viables. – c’est-à-dire les « modérés » – à combattre les extrémistes. ». Obama dispose maintenant un Pentagone beaucoup plus conciliant. Il n’y aura plus de contestation indirecte de la part du commandement militaire, contre sa politique de dédain d’Assad et de soutien à Erdogan. Dempsey et ses associés sont déconcertés par l’entêtement d’Obama à défendre Erdogan, compte tenu du lourd dossier que la communauté américaine du Renseignement a accumulé contre lui – et des preuves qu’Obama, en privé, en accepte les conclusions. « Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie », a déclaré le Président au chef du Renseignement d’Erdogan lors d’une réunion tendue à la Maison Blanche.

Le JCS et la DIA ont constamment alerté Washington de la menace que constituent les djihadistes en Syrie, et de leur soutien par la Turquie. Le message n’a jamais été entendu. Pourquoi ?

Seymour Hersh

[1] Army Lt. Gen. Raymond A. Thomas III took the helm of the Fort Bragg-based Joint Special Operations Command, officials announced.Thomas replaced Lt. Gen. Joseph L. Votel, who had served as JSOC commander since May 2011


Général Pinatel : il devient clair que c’est la Turquie qui a organisé l’envoi de migrants

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« On sait qu’Erdogan laisse sa frontière ouverte au pétrole de Daech et qu’en Turquie Daech se réapprovisionne en armes et en munitions », affirme un expert militaire français.

Le président russe Vladimir Poutine attache beaucoup d’importance à la crise survenue dans les relations entre Moscou et Ankara suite au crash d’un avion militaire russe abattu par un chasseur turc, mais il ne veut pas aggraver les tensions, estime le général Jean-Bernard Pinatel, Président de LP Conseil.

​"Je pense qu’il [Vladimir Poutine, ndlr] fera tout de son côté pour ne pas laisser passer cette affaire qui est très grave. Mais en même temps, il a été très mesuré et il ne veut pas escalader dans cette affaire​", a déclaré le général Pinatel dans une interview à l’agence Sputnik.

Interrogé sur les affirmations du président russe selon lesquelles le président turc Recep Tayyip Erdogan était impliqué dans le trafic de pétrole avec Daech, l’interlocuteur de l’agence a répondu: « Là, il n’y a rien de nouveau. Je l’ai écrit plusieurs fois ».

« On sait très bien qu’Erdogan laisse sa frontière ouverte au pétrole de Daech, qu’en Turquie Daech se réapprovisionne en armes et en munitions, que les blessés de Daech sont soignés dans ce pays. Même la fille d’Erdogan, jusqu’à une période récente, dirigeait un hôpital où étaient soignés les blessés de Daech », a affirmé M. Pinatel

Selon lui, le fait que ces preuves ont été dévoilées par un chef d’Etat a beaucoup plus d’importance que s’il s’agissait de révélations faites par un simple expert.

D’après le général, les Etats-Unis sont les premiers à pouvoir faire pression sur Erdogan. Or, la position des Américains est « totalement ambiguë ».

« Maintenant, il devient clair au niveau des opinions occidentales que c’est la Turquie qui a organisé l’envoi de tous ces migrants dans lequel les terroristes étaient dissimulés et que ça a été entièrement pensé par Erdogan probablement en liaison avec Daech », a indiqué l’interlocuteur de l’agence.

Il est persuadé que « ce n’est pas aujourd’hui, ni demain, ni après-demain que la Turquie rentrera dans l’Union européenne ».

Interrogé sur le rôle de la France dans la lutte contre l’Etat islamique, le général Pinatel a déclaré: « La France fait ce qu’elle peut, car la France est déjà engagée au Sahel, en Afrique où elle supporte pratiquement seule la guerre menée en vue de stabiliser la situation au Mali, au Niger et au Tchad ».

Pour la France, l’opération contre Daech est plutôt une « action symbolique », a conclu le général.

Source : sputniknews.com


Coalition contre l’EI en Syrie : « Les Anglais ne peuvent pas accepter de se retrouver en troisième ligne »

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Trois cent quatre-vingt-dix-sept voix pour, 223 voix contre. Au terme de dix heures d’un débat tendu, le Parlement britannique a donné son feu vert la nuit dernière à une intervention en Syrie. Quelques heures plus tard, les premiers raids aériens étaient menés contre les positions de l’organisation Etat islamique (EI). La Grande-Bretagne rejoint ainsi la coalition contre l’EI. Pourquoi cette intervention ? En quoi va t-elle consister ? Les réponses avec le général Jean-Bernard Pinatel.

Source : Le Monde.fr

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