L’Energie est le domaine le plus concret de réalisation du partenariat russo-européen
Jean-Bernard PINATEL, Général (2S), expert reconnu des questions géopolitiques, président d’honneur de la Fédération des Professionnels de L’Intelligence Économique, docteur en études politiques, diplômé en physique nucléaire, breveté de l’École Supérieure de Guerre et ancien auditeur de l’IHEDN sort un ouvrage intitulé Russie, Alliance vitale (Choiseul Éditions).
Vous êtes très attaché à la défense des « intérêts permanents ».
Pouvez-vous dans un premier temps présenter brièvement ce principe géopolitique puis dans un second définir quels sont les intérêts permanents de la France puis ceux de la Russie ? Et justement en quoi ces intérêts permanents peuvent-ils être conciliables ?
La conscience des intérêts permanents [1] C’est au Premier ministre de la reine Victoria, Benjamin Disraeli (1804-1881), qu’il est généralement convenu d’accorder la paternité de ce concept. En considérant que les États n’ont ni amis ni ennemis mais des « intérêts permanents ». de la France s’est forgée, au cours de notre histoire, de ce qu’elle nous a appris en termes :
- de valeurs à défendre et à promouvoir : les droits de l’homme et du citoyen ; la laïcité ; le principe de non ingérence dans les affaires intérieurs d’un pays ; la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ;
- de système de gouvernance du pays (la démocratie représentative, l’impératif de cohésion nationale et son corollaire le modèle français de sécurité sociale ; le « développement durable » est probablement en train de s’installer en France comme un intérêt permanent ; c’est un concept très éloigné des valeurs américaines (rappelons que les américains qui représentent 5% de la population mondiale consomment 25% du pétrole produit dans le monde)
- la sécurité nationale : ne pas accepter les exigences des dictateurs (Munich), l’indépendance nationale en matière de Défense (tant qu’une Europe politique n’existera pas vraiment).
Dans « Russie, alliance vitale » vous vous attardez sur une constante de la géopolitique américaine : éviter « l’unification » du Heartland, maintenir la suprématie du «Rimland». Quelles sont les stratégies employées par les États-Unis pour y parvenir ? Comment l’Europe peut-elle déjouer ces plans américains ?
Les États-Unis ont pris conscience [2] Grâce aux travaux de Nicholas Spykman (1893-1943) qui a contesté la suprématie du Heartland et listé les conditions pour assurer une suprématie du Rimland et en particulier le maintien des pays côtiers qui ceinturent Heartland sous contrôle du Rimland (dont bien entendu l’Europe Occidentale). à la fin de la seconde guerre mondiale de l’importance capitale de maintenir dans leur camp l’Europe occidentale et de l’empêcher de basculer dans le communisme (d’où le plan Marshall).
Après l’effondrement de l’URSS et du Pacte de Varsovie et la chute du mur de Berlin, les États-Unis n’ont pas modifié leur vision du Monde. Alors que le communisme s’était effondré et que la Russie s’ouvrait à l’Ouest et que le Pacte de Varsovie était dissous, ils ont tout fait pour maintenir et développer l’OTAN.
Ils ont œuvré pour y faire rentrer les pays de l’Est notamment en s’ingérant dans leurs affaires intérieures et en pratiquant le chantage. J’ai assisté personnellement aux manœuvres de l’ambassadeur américain à Bratislava et aux pressions exercées sur le gouvernement slovaque de l’époque qui souhaitait adhérer à l’UE mais tenait à conserver ses liens militaires avec la Russie. Bien plus, ils ont multiplié les provocations vis-à-vis de la Russie en essayant d’attirer l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN alors que Kiev est la capitale historique de la Russie et la Géorgie, la patrie de Staline. Ils ont attisé l’opposition à Edouard Chevardnadze et favorisé la Révolution des roses de 2003 pour installer Mikhail Saakachvili, Géorgien émigré aux États-Unis et plus corrompu que son prédécesseur. Ils ont tout fait pour écarter les Russes de la gestion des crises des Balkans : la guerre du Kosovo fut déclenchée par l’OTAN, sans l’aval des Nations unies, ni de la Russie alors que des populations slaves y étaient impliquées.
L’Europe peut-elle sortir de sa torpeur et rompre avec l’américanophilie béate de ses dirigeants ? Américanophilie béate qui semble la paralyser et la condamner au rôle permanent de faire-valoir et de simple spectatrice de son destin.
Oui, c’est par la mobilisation de citoyens responsables qui ne sont pas partie prenante des lobbies qui distillent cette pensée unique. Mon livre vise à cela.
Vous décrivez une relation ambivalente entre Washington et Pékin. Vous évoquez une stratégie américaine « d’adversaire-partenaire » et « la montée en puissance de l’impérialisme chinois ».
Quels risques font courir ces deux facteurs conjugués à l’Europe et à la Russie ?
Le risque de se trouver dans la situation que l’on a déjà connue avec la guerre froide ; ne pouvoir faire valoir une troisième voie plus respectueuse de nos valeurs et être obligé de choisir son camp.
Pouvez-vous raconter l’histoire du couple Elaine Chao – Mitch McConnell ?
J’avais trois objectifs : montrer le poids des lobbies dans le système démocratique américain, montrer comment les Chinois agissent sur le long terme pour atteindre leurs objectifs et faire toucher du doigt que l’adversaire à nos intérêts peut se trouver aussi dans le camp allié (la Birmanie traditionnellement terre d’influence occidentale a été abandonnée aux ambitions chinoises et c’est Mitch McConnell qui en est le principal responsable).
Quelle forme pourrait prendre le partenariat stratégique entre l’Europe et la Russie?
C’est en développant pas à pas des programmes de coopération dans tous les domaines que l’on créera les conditions pour une alliance stratégique.
Cela existe déjà dans le domaine énergétique, La Russie et l’Union européenne ont lancé un « dialogue énergétique » (pétrole, gaz et électricité) lors du Sommet de Paris (30 octobre 2000). Ce sommet est considéré, par tous les observateurs, comme marquant le décollage réel du partenariat russo-européen : pour la première fois, les partenaires se sont rencontrés sur un sujet jugé prioritaire par chacun d’eux. L’énergie est ainsi le domaine le plus concret de réalisations du partenariat russo-européen.
Dans le domaine aérospatial les choses avancent. EADS s’ouvre à la coopération avec la Russie, par exemple.
La France vient de montrer la voie dans le domaine de la Défense avec la vente des Mistral.
Plus surprenant, vous souhaitez une implication accrue de l’Europe et de la Russie en Irak et en Afghanistan. Pourquoi ?
Parce que je pense que l’Afghanistan est une région stratégique, que c’est l’inadéquation de nos forces et de nos modes d’action plus que la force des talibans qui fait que l’on ne constate pas d’amélioration de la situation.
Parce que je pense qu’en fixant l’islamisme loin de chez nous on évite d’avoir à lutter contre lui sur notre sol.
Parce qu’enfin l’avenir est aux conflits asymétriques et qu’il faut y préparer nos armées et que 55 morts en 7 ans c’est un prix à payer finalement peu élevé au regard des 300 morts par an du fait de la drogue provenant de ce pays et qui sert à financer le terrorisme et aussi au regard des bénéfices stratégiques :
- montrer à ceux qui acceptent de transformer ces hommes et ces femmes en kamikaze par fanatisme religieux et qui pensent que nous ne sommes pas capables de risquer notre vie pour nos idéaux qu’ils ont en face d’eux des hommes qui acceptent eux aussi de faire ce sacrifice pour leurs valeurs et qu’il ne leur suffit pas de durer pour gagner ;
- car une armée qui ne se bat pas perd ses valeurs militaires et n’est plus apte au combat lorsqu’on a besoin d’elle.
Propos recueillis par Maurice GENDRE