Un éclairage sur la démocratisation en Birmanie : une réponse du courant nationaliste de la junte birmane à la tentative chinoise de colonisation rampante
La Birmanie, un enjeu stratégique pour la Chine
Eu égard à sa situation géographique et à la richesse de ses ressources énergétiques, la Birmanie représente un enjeu géostratégique majeur que la Chine ne peut ignorer, ni laisser aux mains d’autres puissances, indienne ou occidentale. En effet, la Chine est dépendante de l’acheminement, par voie maritime, d’une grande partie de son énergie provenant du Moyen-Orient. Cette route maritime passe obligatoirement par les deux détroits d’Ormuz et de Malacca, facilement contrôlables par des puissances maritimes dont les États-Unis. La traversée de la Birmanie permet à la Chine de s’affranchir de la dépendance la plus contraignante : celle du détroit de Malacca. Par ailleurs, les réserves prouvées de gaz birman sont loin d’être négligeables puisqu’elles représenteraient environ 3 ans de la consommation chinoise de 2009. La construction d’infrastructures de liaisons entre la Chine et la Birmanie témoigne de la prise en compte, par la Chine, de cet enjeu stratégique. Une route carrossable est en voie d’achèvement entre la frontière chinoise et Kengtung, à l’Est de l’état Shan. Les militaires chinois ont installé une station d’écoute sur les Coco Islands, îlots birmans de l’Océan Indien. La Chine participe, en outre, à la construction de ports en eau profonde sur l’Océan Indien, préparant un débouché chinois sur cette façade. Un pipeline et un gazoduc vont respectivement relier Kunming, capitale du Yunnan, au port birman de Sittwe et à Kyaukpyu, sur l’île de Ramree [1]. Le pipeline doit transporter 400 000 barils/jour en provenance du Moyen-Orient.
Parallèlement, le gazoduc pour lequel la CNPC va investir un peu plus d’un milliard de dollars est destiné à transporter 25 milliards de m³ de gaz sur 30 ans provenant du gisement offshore birman, appelé Shwe (« or », en birman), à une trentaine de kilomètres de Sittwe, la capitale de l’état arakanais [2]. Le « Memorandum of Understanding (MOU) », signé avec PetroChina au printemps 2005, a été complété en 2008 par un MOU entre les sociétés d’exploitation et la CNPC, portant sur l’achat et le transport de gaz naturel à partir des champs A-1 et A-3 en direction de la Chine [3]. Ces oléoducs auront une longueur de 1 200 km à comparer avec les 45 km terrestres du gazoduc Yadana, réalisé par le consortium dirigé par Total.
L’importance de cette voie d’acheminement de l’énergie est si stratégique pour la Chine que l’on peut se demander si elle ne procède pas depuis une vingtaine d’années à une colonisation rampante de la zone que vont traverser les deux oléoducs. Ainsi, la province birmane de Mandalay, traditionnel bastion ethnique et culturel birman, qui se trouve sur le tracé des oléoducs est désormais quasiment « colonisée » par les nationaux chinois. Ces derniers représentent aujourd’hui 30 à 40% des habitants de la ville de Mandalay, soit presque autant que les Birmans, la ville abritant par ailleurs une importante communauté d’Indo-Birmans. Le Birman reste encore la langue principale de Mandalay, mais le mandarin y est de plus en plus parlé, notamment dans les zones commerciales comme le marché de Zegyo.
Cette présence humaine, économique est également militaire. Depuis les années 1990, avec la signature d’un contrat de vente d’armes portant sur une valeur d’un milliard de dollars US, la Chine est désormais le premier partenaire commercial du Myanmar [4]. La Chine fournit régulièrement l’armée du Myanmar en équipement militaire lourd, notamment en chars d’assaut, en véhicules blindés de transport de troupes et en pièces d’artillerie (obusiers, armes antichars et antiaériennes, etc.).
Le ressentiment birman croissant envers la Chine
Cette présence chinoise est tellement massive qu’elle génère un fort ressentiment chez les populations birmanes du Nord du pays qui perçoivent désormais la présence chinoises comme une nouvelle forme de colonisation économique [5]. En mai et juin 2010, une série d’attentats à la bombe ont visé les chantiers et les installations [6] gaziers et pétroliers chinois en Birmanie. Des observateurs soulignent par ailleurs le développement d’un sentiment d’exaspération, qualifié de phénomène de « sinophobie » par certaines sources, de plus en plus présent en Birmanie spécialement envers les dernières vagues d’émigrés dans le Nord du pays. Les populations locales observent que les activités de la communauté chinoise en Birmanie ne leur sont pas bénéfiques et se plaignent aujourd’hui de la quasi-absence d’efforts d’intégration de la part de ces nouveaux arrivants. Aux yeux de la population locale, les anciennes générations d’émigrés chinois s’intégraient beaucoup plus dans l’environnement local en pratiquant le bouddhisme et en parlant le birman, alors que la nouvelle génération semble être principalement motivée par les opportunités d’affaires et ne fait aucun effort pour s’intégrer et pour respecter les codes locaux.
Ce ressentiment s’est traduit récemment par des attaques armées contre les projets de barrages sur l’Irrawaddy destinés à alimenter en électricité la province chinoise du Yunnan et notamment envers le plus grand d’entre eux, le barrage de Myitsone qui est devenu le symbole de leur lutte identitaire pour les minorités ethniques qui peuplent ces régions. La Kachin Independence Army (KIA) et la Shan State Army ont bloqué le transport de matériel venant de Chine infligeant des revers à l’armée birmane, censée protéger les travailleurs chinois et soulevant un écho favorable dans la population birmane. A tel point que le 30 septembre 2011, le président Thein Sein annonçait au Parlement la suspension de la construction du barrage controversé de Myitsone, afin de « respecter la volonté du peuple ».
Cette décision a déclenché la colère des autorités chinoises qui ont pris l’habitude de considérer la Birmanie comme un « dominion » [7] ce qui les a conduits à sous-estimer la montée d’un courant nationaliste au sein de la junte. Un signal fort de cette lutte au sein de la junte entre un courant nationaliste et un courant inféodé à Pékin avait été fourni par la condamnation à mort, à Rangoon, en janvier 2010, de deux hauts fonctionnaires birmans, accusés d’avoir divulgué des secrets d’État. Ex-officier de l’armée, Win Naing Kyaw et son collègue, Thura Kyaw, fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, auraient organisé la fuite d’informations et de photos sur le voyage de généraux du régime en Corée du Nord et en Russie en 2006 et 2008. Les documents mentionnaient l’éventuel achat d’un système de missiles guidés à Moscou et la construction de tunnels par la Corée du Nord [8]. Le fait que la Corée du Nord et la Russie soient citées dans les attendus du jugement est à cet égard significatif et destiné à adresser un message aux autorités de ces deux pays et spécialement à Moscou : « pas touche » à la Birmanie [9]. Pékin, malgré sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, ne peut accepter aucune immixtion stratégique du Kremlin dans un pays qu’elle considère comme faisant partie de sa zone d’intérêt exclusive.
Cet éclairage fait penser que l’évolution démocratique récente en Birmanie, qui a vu le retour triomphant d’Aung San Sun Kyi dans le devant de la scène politique birmane, est le résultat de la primauté du courant nationaliste au sein de l’armée et vise à permettre sa consolidation. En effet, le début de démocratisation du pays, devrait offrir aux dirigeants nationalistes birmans l’appui du peuple birman pour résister aux pressions de Pékin et pour éliminer définitivement les officiers inféodés à Pékin du haut commandement du pays.
Cette évolution démocratique et nationaliste ouvre donc des perspectives nouvelles pour les entreprises occidentales sur le marché birman. Elle démontre, à postériori, que le groupe Total a eu raison de se maintenir en Birmanie et que les ONG, qui ont confondu idéologie et réalité politique en soutenant que sa présence confortait la dictature, se sont une nouvelle fois fourvoyées dans des combats inutiles pour les valeurs qu’elles prétendent défendre et pénalisants pour les entreprises occidentales.
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL
[1] Qui se situe à une cinquantaine de km au Sud du Port de Sittwe.
[2] Une division administrative d l’Etat birman.
[3] C’est Un consortium international dirigé par Daewoo International qui devrait investir 5,6 milliards de dollars pour développer les champs gaziers birmans pour le compte de la China National Petroleum Corporation (CNPC). La répartition au sein du consortium est la suivante : Daewoo International (51%), India’s Oil and Natural Gas Corp With (17%), Myanmar Oil&Gas Enterprise With (15 %), India’s GAIL With (8.5%) et Korea Gas Corp (8.5%).
[4] La Chine est la seule grande puissance exportatrice d’armes à ne pas avoir signé d’accord multilatéral, définissant des critères – respect des droits humains, entre autres – de délivrance des autorisations d’exporter. Nombre des entreprises impliquées dans le commerce des armes dépendent de l’Armée populaire de Libération (APL) et de la police d’État chinoises.
[7] Au sens britannique, un dominion britannique signifie qu’un territoire peut s’occuper lui-même de ses finances, de sa politique intérieure (à part quelques « règles éthiques de base » imposées par l’entité dominante) et de son commerce (ici aussi à l’exception des exigences de la métropole). Toutefois ce territoire ne peut gérer sa politique internationale. Il a droit à une force armée se rapportant en dernier lieu à l’entité dominante, donc, par exemple, l’armée canadienne était partie intégrante de l’armée britannique jusqu’en 1917.
[9] La Corée du Nord, qui vit sous la totale dépendance économique de Pékin, essaie aussi de son coté de faire preuve d’une relative indépendance sur le plan militaire, comme l’ont montré en 2009 les tests de missiles. Ces essais ont d’ailleurs rendu furieux les dirigeants chinois qui n’avaient pas été prévenus par Pyongyang. Tous les responsables politiques et les généraux en charge des relations avec la Corée ont été mutés séance tenante. Par ailleurs, malgré sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures russes.