Nos portes orientales
Vladimir Poutine était la semaine dernière à Bruxelles, un jour avant que Nicolas Sarkozy se rende à Ankara. Qu’a dit Poutine aux autorités européennes (commissaires et diplomates) ? En substance, ceci : les soulèvements qui se produisent en Afrique du Nord menacent d’installer sur place des gouvernements qui vous seront hostiles, et cette instabilité va vous rendre plus dépendants encore des sources d’énergie russes. Sous-entendu : vous devriez en tirer les conséquences.
Qu’ont dit les Turcs au président français ? « Nous sommes les champions des révolutions arabes; regardez : tous ces pays nous considèrent comme le modèle ! » Sous-entendu : ne l’oubliez pas.
Ainsi, les diplomaties française et européenne, qui affrontent en ce moment le risque de chaos en Afrique du Nord, ne peuvent négliger ni le jeu turc, en Méditerranée, ni le jeu russe, dans le Caucase.
Si des vagues d’émigration massive se déclenchent, elles passeront notamment par la Turquie pour gagner l’Europe via la Grèce. Ou bien les Turcs ouvrent leurs portes ou bien ils les ferment. L’émigration turque est déjà le principal motif pour lequel ni la chancelière allemande ni le président français n’envisagent l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Pour autant, celle-ci ne peut pas être traitée autrement que comme un partenaire stratégique - d’où le rôle que Nicolas Sarkozy lui confie dans le cadre du G20.
Pendant toute la durée de la guerre froide, la Turquie a été une alliée fidèle et stratégique de l’OTAN (elle est à la source de l’eau au Proche-Orient et la voie de passage des oléoducs du Caucase), tout en restant attachée à l’héritage du fondateur de la Turquie moderne, Kemal Atatürk. C’était un régime de démocratie surveillée par les armées. Mais depuis les années 2000, un parti islamique, l’AKP, s’est fait élire puis réélire; devenu majoritaire, il s’est imposé, en privant l’armée de ses prérogatives.
À partir de là, la politique étrangère de la Turquie s’est infléchie; les Américains ont dû demander des autorisations, pas toujours accordées, pour utiliser son territoire comme relais vers l’Irak et l’Afghanistan. Et puis Ankara a rompu les relations qui étaient les siennes avec Jérusalem. Rupture illustrée, en mai 2010, par cette flottille de bateaux qui avait quitté un port turc pour briser le blocus de Gaza. Les Israéliens ont dû tirer. Cette flottille qui allait vers Gaza était un signe : celui d’un retournement stratégique. La même flottille, ou des centaines d’autres, pourrait un jour aussi transporter dans l’autre sens, vers les rivages européens, des réfugiés des pays arabes. Que ceux-ci puissent considérer la Turquie actuelle comme un modèle éclaire d’un jour nouveau le théâtre méditerranéen.
La Turquie, alliée d’hier et d’aujourd’hui encore, peut se transformer, à la suite de ses tensions intérieures, en « handicap majeur » pour les intérêts européens.
Ce mot est employé par l’un de nos plus fins analystes de géopolitique, le général Jean-Bernard PINATEL, qui a quitté l’armée de terre et ses parachutistes pour se lancer dans l’« intelligence économique » et qui publie ces jours-ci un essai prospectif sur le sujet : Russie, alliance vitale (éditions Choiseul). L’alliance russe redevient nécessaire, et c’est ce que dit Poutine aux Européens, quand l’instabilité se généralise en Orient. Pas seulement parce qu’elle a du pétrole, mais surtout en raison de ses liens et de sa proximité avec la région.
Le général PINATEL cite l’amiral Castex, fondateur de l’Institut des hautes études de défense nationale, déclarant en 1956, tout juste après le XXe Congrès du PC soviétique : « Si la Russie revenait à son rôle séculaire de rempart de l’Europe, il faudrait la soutenir, ne pas lui créer de complication du côté européen… Il faut comprendre cette situation de la Russie. Ces monolithes “eurasiques” se comportent comme un fluide incompressible qui transmet les pressions et pulsions du Pacifique à la Méditerranée et inversement. »
La Russie doit faire face à l’islamisme radical à l’intérieur même de son territoire. Les musulmans, qui ne sont pas des immigrés, y sont 20 millions, soit 15% de la population. Or, la Russie constitue un pont vers le théâtre afghan; elle conserve un lien fragile mais utile avec les mollahs délirants de Téhéran et son influence demeure en Orient. Pendant quatre siècles, l’Empire ottoman et l’Empire russe se sont fait la guerre. Mais les portes orientales de l’Europe sont toujours tenues par la Russie et par la Turquie. Or, il est de l’intérêt des Européens que soient verrouillés les accès au mouvement fondamentaliste – et donc logique que la France ait, pour la première fois et en signe de confiance, décidé de livrer aux Russes des bâtiments de projection et de commandement du type Mistral.
François d’ORCIVAL
Source : Nos portes orientales
Date de publication : 03 Mars 2011