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Seymour M. Hersh on US intelligence sharing in the Syrian war

Je publie ci-dessous la traduction d’un article du London Review of Books, en anglais, dans le volume 38 du 1er janvier 2016 dans lequel le journaliste d’investigation Seymour Hersh dévoile les critiques de l’Etat-Major américain concernant la stratégie d’Obama en Syrie. Il comporte notamment cette confidence qui témoigne de l’irresponsabilité totale de la stratégie du ni ni d’Obama et de Hollande : « que ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad, avait été approuvé par la Turquie, et s’était transformé en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État Islamique. Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant: il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

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Seymour M. Hersh écrit notamment pour The New Yorker et le New York Times. Il est à l’origine de nombreuses révélations comme le scandale de torture de Abu Ghraib ou encore le Massacre de Mỹ Lai au Viêt Nam pour lequel il obtient un Prix Pulitzer. Il est considéré par le monde universitaire comme un des meilleurs journalistes des États-Unis (source : Wikipedia).

L’insistance de Barack Obama à répéter qu’Assad devait partir – et à affirmer qu’il y a des groupes de rebelles modérés en Syrie capables de le renverser – a provoqué ces dernières années des dissensions et même une opposition ouverte parmi les plus hauts fonctionnaires de l’État-Major Interarmes du Pentagone. Leurs critiques se sont concentrées sur ce qu’ils considèrent comme une obsession de l’administration sur le principal allié d’Assad, Vladimir Poutine. Selon eux, Obama serait prisonnier d’une vision de la Russie et de la Chine digne de la guerre froide, et n’a pas ajusté son discours sur la Syrie, qui tiendrait compte du fait que tous deux partagent l’inquiétude de Washington, de voir le terrorisme se propager dans et au-delà de la Syrie. Comme Washington, ils pensent que l’islamisme doit être stoppé.

La résistance de l’armée remonte à l’été 2013, lorsqu’un bulletin d’évaluation classé secret défense, rassemblé par la DIA (Agence du renseignement de la défense : la DRM en France) et les chefs d’États major interarmes, alors dirigés par le Général Martin Dempsey, prévoyait que la chute d’Assad allait mener au chaos et sans doute à la conquête de la Syrie par des extrémistes djihadistes, à l’image de ce qui était en train de se passer en Libye. Un ex conseiller de l’État-Major interarmes me raconta que le document était une synthèse de sources diverses, élaborant un scénario à partir de signaux, de renseignements satellitaires et humains, et il voyait d’un mauvais œil l’entêtement de l’administration Obama à continuer de financer et d’armer les soi-disant groupes de rebelles modérés. À cette époque, la CIA complotait depuis plus d’un an avec ses alliés du Royaume Uni, d’Arabie Saoudite et du Qatar pour expédier des armes et des marchandises – dans le but de renverser Assad – à partir de la Libye, via la Turquie, jusqu’en Syrie.

Le nouveau Rapport estimatif pointait la Turquie comme obstacle majeur à la politique d’Obama en Syrie. Le document montrait, selon ce conseiller, « que ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad, avait été approuvé par la Turquie, et s’était transformé en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État Islamique. Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant: il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes ».

Le Lieutenant General Michael Flynn, directeur de la DIA entre 2012 et 2014, confirma que son agence avait envoyé un flux constant de mises en garde secrètes à l’Exécutif, quant aux conséquences catastrophiques d’un renversement d’Assad. Les jihadistes, précisait-il, contrôlaient toute l’opposition. La Turquie n’en faisait pas assez pour stopper l’infiltration de combattants étrangers et d’armes le long de sa frontière. Lynn m’avait confié « Si le public américain avait accès au flux de renseignements que nous avons transmis quotidiennement, au niveau le plus sensible, il exploserait de rage. » « Nous avons compris la stratégie à long terme de l’État Islamique (EI), et ses plans de campagne, et nous avons aussi discuté le fait que la Turquie regardait ailleurs lorsqu’il s’agissait d’aborder l’expansion de l’EI en Syrie. ». Le rapport de la DIA fut repoussé avec force par l’administration Obama. « J’ai eu l’impression qu’ils ne voulaient tout simplement pas entendre la vérité. » L’ex-conseiller ajouta « Notre politique visant à armer l’opposition à Assad était un échec, et avait même un impact négatif. »

Les commandants interarmes étaient convaincus qu’Assad ne devait pas être remplacé par des fondamentalistes. La politique de l’Administration était contradictoire. Ils voulaient le départ d’Assad mais l’opposition était dominée par des extrémistes. Alors qui allait bien pouvoir le remplacer ? « Dire qu’Assad doit partir c’est bien beau, mais si vous suivez l’idée jusqu’au bout, eh bien vous ne trouvez personne de meilleur. C’est la question du personne n’est meilleur qu’Assad que le Joint Chiefs of Staff (JCS : État-Major Interarmes) soulevait face à la politique d’Obama. Les Commandants du JCS sentaient qu’affronter directement la politique d’Obama n’aurait « aucune chance de succès ». C’est ainsi qu’à l’automne 2013 ils décidèrent de prendre des mesures contre les extrémistes sans passer par les canaux politiques, en fournissant des renseignements militaires aux autres nations, dans l’espoir bien compris qu’ils seraient transmis à l’armée syrienne et exploités contre l’ennemi commun, Jabhat al-Nosra et l’EI.

L’Allemagne, Israël et la Russie étaient en contact avec l’armée syrienne, et capables d’exercer une certaine influence sur les décisions d’Assad – C’est par leur intermédiaire que les renseignements américains seraient partagés. Chacun avait ses raisons de coopérer avec Assad : l’Allemagne redoutait ce qui pourrait se passer au sein de sa population de 6 millions de musulmans si l’EI s’étendait ; Israël se sentait concerné par la sécurité de ses frontières ; la Russie était alliée de longue date avec la Syrie, et s’inquiétait de la menace qui pesait sur son unique base en Méditerranée, à Tartous. « Nous n’avions pas la ferme intention de dévier de la ligne politique officielle d’Obama, mais partager nos évaluations de la situation au travers de relations d’armée à armée pouvait s’avérer plus productif. Il était clair qu’Assad avait besoin de renseignements tactiques plus précis et de conseils opérationnels. Les commandants en avaient déduit que si ces besoins étaient satisfaits, le combat contre le terrorisme en serait in fine renforcé. Obama n’était pas au courant, mais Obama ne sait pas toujours ce que fait l’État-Major dans chaque circonstance, et il en va ainsi de tous les Présidents. »

Lorsque le flux de renseignements débuta, l’Allemagne, Israël et la Russie commencèrent à transmettre les informations sur les déplacements et intentions des groupes de djihadistes radicaux à l’armée syrienne ; en échange, la Syrie a fourni des renseignements sur ses propres moyens et intentions. Il n’y avait pas de contact direct entre les USA et les forces armées syriennes ; en lieu et place, selon ce conseiller, « nous leur avons fourni du renseignement, y compris des analyses à plus long terme sur l’avenir de la Syrie, rassemblées par des contractants ou l’une de nos écoles militaires – et ces pays pouvaient en faire ce qu’ils voulaient, y compris les partager avec Assad. Nous disions aux Allemands et aux autres : « tenez, voilà des informations particulièrement intéressantes, et nos intérêts se rejoignent. » Fin de la conversation. L’État-Major pouvait conclure que quelque chose de bénéfique en sortirait – mais c’était une action d’armée à armée, et non un quelconque complot sinistre des Commandants pour contourner Obama et soutenir Assad. C’était beaucoup plus subtil. Si Assad se maintient au pouvoir, ce ne sera pas parce que nous l’y avons maintenu, mais parce qu’il aura été suffisamment malin pour exploiter les renseignements et les conseils tactiques avisés que nous avons fournis aux autres. »

L’histoire publique des relations entre les USA et la Syrie au cours des dernières décennies est celle d’une inimitié. Assad condamna les attaques du 11/9, mais s’opposa à la guerre d’Irak. George Bush a, de façon répétée, lié la Syrie aux 3 membres de « l’axe du mal » – Irak, Iran et Corée du Nord – tout au long de sa présidence. Les messages du département d’État rendus publics par Wikileaks montrent que l’administration Bush tenta de déstabiliser la Syrie et que ces efforts se sont poursuivis au cours des années Obama. En décembre 2006, William Roebuck, alors en poste à l’ambassade américaine à Damas, rendit un rapport qui analysait les failles du gouvernement Assad, et proposait une liste des méthodes « susceptibles d’augmenter la probabilité » d’opportunités de déstabilisation. Il recommandait que Washington travaille avec l’Arabie Saoudite et l’Egypte pour développer les tensions sectaires et se concentre sur la médiatisation « des efforts syriens contre les groupes extrémistes – les dissidents kurdes et les factions radicales sunnites – de façon à suggérer une situation de faiblesse, des signes d’instabilité, et un effet boomerang hors de contrôle » ; ainsi il apparaitrait nécessaire d’encourager l’isolement de la Syrie, au travers du soutien américain au « Front de Salut National en Syrie », dirigé par Abdul Halim Khaddam, un ex vice-président syrien dont le gouvernement, en exil à Riyad, était soutenu par les Saoudiens et les Frères Musulmans.

Un autre message transmis en 2006 montrait que l’ambassade avait dépensé 5 millions de dollars en financement de dissidents qui présentaient des candidats indépendants pour l’Assemblée Populaire ; les virements furent maintenus même lorsqu’il fut évident que les services secrets syriens étaient désormais au courant de ce qui se passait. Un message transmis en 2010 mettait en garde sur le financement d’un réseau télévisé aux mains de l’opposition syrienne à Londres, que le Gouvernement syrien interpréterait comme « un acte hostile mené sous couverture contre le régime ».

Mais il y a aussi une histoire parallèle de la coopération secrète entre la Syrie et les États-Unis au cours de la même période. Les deux pays ont collaboré contre Al Qaïda, leur ennemi commun. Un consultant de longue date au sein du Commandement conjoint des Opérations spéciales (Joint Special Operations Command), déclara qu’ « à la suite du 11/9, Bachar fut extrêmement utile pour nous pendant des années, tandis qu’en retour, selon moi, nous fûmes très discourtois, et particulièrement maladroits dans l’usage que nous fîmes de l’or qu’il mettait entre nos mains. Cette coopération silencieuse se poursuivit entre certains éléments, même après que [l’administration Bush] ait décidé de le diaboliser. » En 2002, Assad autorisa les services secrets syriens à divulguer les dossiers internes sur les activités des Frères Musulmans en Syrie et en Allemagne. Plus tard cette année-là, les services secrets syriens déjouèrent une attaque d’Al Quaïda contre le quartier général de la Vème Flotte de l’US NAVY à Bahrein, et Assad donna son accord pour fournir à la CIA le nom d’un informateur vital d’Al Qaïda. En violation de cet accord, la CIA contacta directement cet informateur ; il rejeta l’approche, et rompit les relations avec ses interlocuteurs syriens. Toujours secrètement, Assad remis aussi aux mains des américains des membres de la famille de Saddam Hussein qui avaient trouvé refuge en Syrie, et – comme les alliés des USA la Jordanie, l’Egypte, la Thailande et ailleurs – fit torturer des suspects de terrorisme pour le compte de la CIA dans une prison damascène.
C’est cette histoire de coopération qui rendait plausible l’idée que Damas coopérerait en 2013 au nouveau protocole d’échange d’informations indirect avec les USA. Les Commandants interarmes firent savoir qu’en retour les USA souhaitaient 4 approbations : Assad devait retenir le Hesbollah d’attaquer Israël ; il devait reprendre les négociations avec Israël pour signer un accord sur le plateau du Golan ; il devait accepter la venue de conseillers militaires russes et d’autres pays ; et il devait s’engager à organiser de nouvelles élections ouvertes après la guerre qui intègrent un large éventail de sensibilités politiques. Le conseiller du JCS ajouta « Nous avions un feedback positif des Israéliens, qui étaient d’accord pour soutenir le projet, mais ils voulaient savoir quelle serait la réaction de l’Iran et de la Syrie ». « Les Syriens nous ont dit qu’Assad ne prendrait pas sa décision de façon unilatérale – il avait besoin du soutien de sa propre armée et de ses alliés alaouites. Le souci d’Assad était qu’Israël dise oui puis ne tienne pas ses promesses ». Un haut conseiller du Kremlin aux affaires du Moyen Orient m’a raconté que fin 2012, après avoir subit une série de revers sur le champ de bataille et des désertions au sein de l’armée, Assad s’était rapproché d’Israël via un contact à Moscou, et qu’il avait proposé de rouvrir les discussions sur le Plateau du Golan. Les Israéliens avaient rejeté l’offre. Mon interlocuteur me confia « Ils déclarèrent “Assad est un homme fini” » ; « Il est proche de la fin ». Il m’expliqua que les Turcs avaient tenu à Moscou le même discours. Cependant, à la mi-2013, les Syriens purent croire que le pire était derrière eux, et ils voulaient avoir l’assurance que les propositions d’aide des Américains et d’autres étaient sérieuses.

Au début des pourparlers, selon ce conseiller, les commandants interarmes essayèrent de déterminer les besoins d’Assad en signe de bonnes intentions. Sa réponse fut transmise par l’intermédiaire d’un ami d’Assad : « Apportez-lui la tête du Prince Bandar. » les membres de l’État-Major ne donnèrent pas suite. Bandar Ben Sultan avait servi les services secrets et la sécurité intérieure de l’Arabie Saoudite durant des décennies, et il avait passé plus de 20 années en tant qu’ambassadeur à Washington. Ces dernières années, il était connu pour vouloir la destitution d’Assad à tout prix. Alors qu’on le disait en mauvaise santé, il démissionna l’année dernière en tant que directeur du Conseil de sécurité saoudien, mais l’Arabie Saoudite continue d’être le principal pourvoyeur de fonds à l’opposition syrienne, dont le montant est estimé à 700 millions de dollars par le Renseignement américain. En juillet 2013, les chefs d’État-Major interarmes découvrirent un moyen plus direct de démontrer le sérieux de leur proposition d’aide à Assad. A cette époque, le flux secret d’armes en provenance de Libye pour l’opposition syrienne via la Turquie, était en place depuis plus d’un an (il débuta peu de temps après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011). L’opération était en grande partie organisée depuis une annexe secrète de la CIA à Benghazi, avec l’aval du Département d’Etat. Le 11 septembre 2012, l’ambassadeur US en Libye Christopher Stevens fut tué durant une manifestation anti-américaine qui dégénéra en incendie du Consulat des USA à Benghazi ; des journalistes du Washington Post trouvèrent des copies de l’agenda de l’ambassadeur au milieu des ruines du bâtiment. Elles montraient que le 10 septembre, Stevens avait rencontré le chef des opérations de l’annexe de la CIA. Le jour suivant, peu avant de mourir, il avait rencontré un représentant de la Compagnie d’affrètement « Al-Marfa Shipping and Maritime Services », une société basée à Tripoli qui, selon ce conseiller, était connue de l’État-Major pour s’occuper de l’expédition d’armement.

À la fin de l’été 2013, le rapport de la DIA avait été largement diffusé, mais bien que de nombreux agents de la communauté du Renseignement aient été au courant de la domination de l’opposition syrienne par les extrémistes, l’armement fourni par la CIA continua d’affluer, ce qui constituait un problème permanent pour l’armée d’Assad. Les stocks et dépôts de Kadhafi étaient la source d’un marché international de l’armement, bien que les prix aient été élevés. Le conseiller de l’État-Major interarmes déclara qu’ «Il n’y avait aucun moyen de stopper les expéditions d’armes qui avaient été approuvées par le Président. La solution passait par mettre la main au portefeuille. La CIA fut approchée par un représentant de l’État-Major qui suggéra que les arsenaux turques renfermaient des armes bien meilleur marché qui pouvaient se retrouver dans les mains des rebelles syriens en quelques jours, sans transfert maritime. » Mais la CIA ne fut pas la seule à en bénéficier. « Nous avons travaillé avec les Turcs en qui nous avions confiance et qui n’étaient pas loyaux avec Erdogan, et nous les avons sollicités pour expédier toutes les armes obsolètes de leurs arsenaux aux djihadistes en Syrie, y compris des carabines M1 qui n’avaient pas servi depuis la guerre de Corée, et des tonnes d’armes soviétiques. C’était un message qu’Assad pouvait interpréter comme “Nous avons la capacité d’endiguer la politique de notre Président en remontant sur ses traces.“»

Le flux de renseignements en provenance des services US vers l’armée syrienne, et la détérioration de la qualité des armes fournies aux rebelles, marquèrent un tournant. L’armée syrienne avait subi de lourdes pertes au printemps 2013 lors de ses combats contre Jabhat al-Nosra (1) et d’autres groupes extrémistes, alors qu’elle ne parvenait pas à tenir la capitale provinciale Raqqa. Des raids sporadiques de l’armée syrienne et de l’aviation continuèrent pendant des mois sans grand succès, jusqu’à ce qu’elle décide de se retirer de Raqqa et d’autres zones difficiles à défendre ou peu peuplées au nord et à l’ouest, pour se concentrer sur la consolidation de la défense du bastion gouvernemental à Damas, et des zones densément peuplées reliant la capitale à Lattakié au nord-est. Mais alors que l’armée regagnait en force avec le soutien de l’État-Major, l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie augmentèrent leurs financements et armement de Jabhat al-Nosra et de l’EI, qui à la fin de 2013 avaient gagné un territoire énorme de part et d’autre de la frontière irako-syrienne. Les quelques rebelles non fondamentalistes qui restaient se retrouvèrent engagés dans des combats âpres – le plus souvent perdus – qui ciblaient les extrémistes. En janvier 2014, l’EI pris à la suite d’al-Nosra le contrôle de Raqqa et des zones tribales tout autour, et fit de la ville son quartier général. Assad contrôlait encore [un territoire occupé par] 80% de la population syrienne, mais il avait perdu des étendues considérables.

Les efforts de la CIA pour entrainer les forces rebelles modérées échouaient aussi lamentablement. Le conseiller expliqua : « Le camp d’entrainement était en Jordanie et sous le contrôle d’un groupe tribal syrien ». Certains de ceux qui avaient signés étaient suspectés d’appartenir à l’armée syrienne, à l’uniforme près. Cela était déjà arrivé, dans les pires moments de la guerre en Irak, lorsque des centaines de miliciens chiites se présentèrent à l’accueil des camps d’entrainement américains le temps d’enfiler de nouveaux uniformes, d’obtenir de nouvelles armes et de suivre quelques jours d’entrainement avant de disparaitre dans le désert. Un programme d’entrainement séparé, conçu par le Pentagone en Turquie, ne donna pas plus de résultats. Le Pentagone reconnu en septembre que seules 4 ou 5 de ses recrues combattaient toujours l’EI ; quelques jours plus tard, 70 d’entre eux « firent défection » pour rejoindre Jabhat al-Nosra juste après avoir franchi la frontière syrienne.

En janvier 2014, désespéré par le manque de progrès, John Brennan, directeur de la CIA, convoqua les chefs des services secrets américains et sunnites de l’ensemble du Moyen Orient à une réunion secrète à Washington, dans le but de persuader l’Arabie Saoudite de cesser son soutien aux combattants extrémistes en Syrie. « Les Saoudiens nous déclarèrent qu’ils seraient heureux de nous écouter, et donc tout le monde s’assit autour d’une table à Washington pour écouter Brennan leur expliquer qu’ils devaient désormais prendre le même bateau que les modérés. Le message était que si tout le monde dans la région, cessait de soutenir al-Nosra et l’EI, leurs munitions et leur armement se tariraient, et les modérés l’emporteraient. » Le message de Brennan fut ignoré des Saoudiens, qui retournèrent chez eux pour relancer de plus belle leurs efforts en faveur des extrémistes et nous demander d’accroitre notre soutien technique. Et nous avons finalement accepté, et tout cela s’est terminé par le renforcement des extrémistes. »

Mais les Saoudiens étaient loin d’être le seul problème : le renseignement américain avait accumulé des interceptions et des informations de source humaine qui démontraient que le gouvernement Erdogan soutenait Jabhat al-Nosra depuis des années, et faisait de même à présent avec l’EI. « Nous pouvons gérer les Saoudiens » me disait le conseiller « Nous pouvons gérer les frères Musulmans. Vous pouvez argumenter que l’équilibre global du Moyen-Orient repose sur une forme de destruction certaine mutuellement partagée entre Israël et le reste du Moyen Orient, et que la Turquie peut déstabiliser cet équilibre – ce qui est le rêve d’Erdogan. Nous lui avons dit que nous voulions qu’il ferme le robinet des djihadistes étrangers qui se déversent en Turquie. Mais il rêve de grandeur – celle de restaurer l’Empire Ottoman – et il n’a pas réalisé jusqu’où pourrait le mener la réussite de ce projet. »

L’une des constantes dans les affaires américaines depuis la chute de l’URSS a été d’entretenir des relations d’armée à armée avec la Russie. Après 1991, les USA ont dépensés des milliards de dollars pour aider la Russie à sécuriser son arsenal nucléaire, y compris lors d’une opération ultra secrète qui consistait à déplacer de l’uranium enrichi à des fins militaires depuis des dépôts non sécurisés au Kazakhstan. Ces programmes conjoints pour superviser la mise en sécurité de matériaux à usage militaire se sont poursuivis au cours des 20 années suivantes. Pendant la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan, la Russie autorisa son survol par des transporteurs et des ravitailleurs américains, ainsi que le transit terrestre pour le flux d’armes, de munitions, d’eau et de nourriture dont la machine de guerre américain avait quotidiennement besoin. L’armée russe fournit des renseignements sur les déplacements d’Oussama Ben Laden, et aida les États-Unis à négocier le droit d’utiliser une base aérienne au Kirghizstan L’État-Major Interarmes a toujours été en contact avec ses homologues syriens, et les liens entre les deux armées sont opérationnels jusqu’au plus haut niveau. En août, quelques semaines avant sa retraite de chef de l’État-Major Interarmes, Dempsey fit une visite d’adieu au quartier général des forces de défense irlandaises à Dublin, et raconta à son auditoire qu’ils avaient mis un point d’honneur, lorsqu’il était en fonction, à garder le contact avec le chef de l’État-Major russe, le Général Valery Gerasimov. « En fait, je lui ai suggéré que nous ne terminions pas notre carrière comme nous l’avions commencée » a-t-il dit – celle d’un commandant de char en Allemagne de l’Ouest, et l’autre à l’Est.

Lorsqu’il s’agit de se confronter à l’EI, la Russie et les USA ont bien des choses à partager mutuellement. Beaucoup au sein de l’EI, de son commandement à la troupe, ont combattu pendant plus de 10 ans contre la Russie lors des 2 guerres de Tchétchénie à partir de 1994, et le gouvernement de Poutine est totalement investi dans le combat contre le terrorisme islamique. « La Russie connait les cadres de l’EI » m’a fait remarquer le conseiller, « et elle a accès à ses techniques opérationnelles, avec beaucoup d’informations à partager. » En échange, « Nous avons d’excellent formateurs qui ont des années d’expérience dans la formation de combattants étrangers, une expérience que la Russie n’a pas ». Le conseiller n’a toutefois pas évoqué ce dont les services secrets américains sont également capables : la capacité à obtenir des informations sur des cibles, souvent en les achetant pour de fortes sommes à des sources au sein même des milices rebelles.

Un ex-conseiller de la Maison Blanche pour les affaires étrangères m’a raconté qu’ « avant le 11-Septembre, Poutine avait l’habitude de nous dire : “nous vivons le même cauchemar dans des endroits différents“. Il voulait parler de ses problèmes avec le Califat tchétchène, et de nos premiers affrontements avec al-Qaïda. Ces jours derniers, après l’attentat contre l’A320 METROJET au-dessus du Sinaï et les massacres de Paris et ailleurs [Beyrouth], il est difficile de ne pas conclure que nous avons bien les mêmes cauchemars provenant des mêmes endroits. »

Pourtant l’Administration Obama continue de condamner la Russie pour son soutien à Assad. Un haut diplomate retraité qui fut en poste à l’Ambassade de Moscou m’a exprimé de la sympathie pour le dilemme devant lequel se trouve Obama, en tant que chef de la coalition occidentale opposée à l’agression russe en Ukraine : « l’Ukraine est une question sérieuse, et Obama l’a abordée de façon ferme avec les sanctions. Mais notre politique vis-à-vis de la Russie est trop souvent erratique. En revanche, en Syrie, il ne s’agit pas de nous, il s’agit d’être sûr que Bachar ne perde pas. En réalité, Poutine ne veut surtout pas voir le chaos syrien se répandre en Jordanie ou au Liban, comme cela s’est passé en Irak, et il ne veut pas voir la Syrie tomber aux mains de l’EI. L’intervention la plus contreproductive qu’Obama a faite, et cela a causé beaucoup de torts à nos efforts pour en finir avec ce conflit, a été de dire : « Assad doit partir en préalable à toute négociation. » Il a aussi fait écho à un point de vue adopté par certains au Pentagone, lorsqu’il a fait allusion à un facteur sous-jacent dans la décision russe de lancer des frappes aériennes en soutien à l’armée syrienne à partir du 30 septembre : le souhait de Poutine, d’éviter à Assad de subir le même sort que celui de Kadhafi. On lui avait rapporté que Poutine avait visionné 3 fois la vidéo de la mort atroce de Kadhafi, une vidéo qui le montre sodomisé avec une baïonnette. Le Conseiller du JCS m’a lui aussi parlé d’un Rapport des services secrets US qui concluait que Poutine s’était ému du sort de Kadhafi : « Poutine s’en est voulu d’avoir laissé tomber Kadhafi, et de ne pas avoir joué un rôle clé en coulisses » lorsque la Coalition occidentale a fait pression à l’ONU pour être autorisée à entreprendre des frappes aériennes qui allaient détruire le Régime. « Poutine a pensé qu’à moins de s’engager, Bachar allait connaitre le même sort –mutilé- et qu’il allait assister à la destruction de ses alliés en Syrie. »

Dans un discours le 22 novembre 2015, Obama a déclaré que « les cibles principales des frappes russes, ce sont l’opposition modérée ». C’est une ligne dont l’administration – ainsi que la plupart des médias grand public américains – n’a que rarement dévié. Les Russes insistent sur le fait qu’ils ciblent tous les groupes rebelles susceptibles de menacer la stabilité de la Syrie – y compris l’EI. Le Conseiller du Kremlin aux affaires étrangères m’a expliqué lors de notre entretien que la première passe de frappes russes visait à renforcer la sécurité autour d’une base aérienne russe à Lattakié, bastion alaouite. Le but stratégique, m’a-t-il expliqué, était d’établir un couloir libéré des djihadistes entre Damas et Lattakié ainsi que la base navale russe de Tartous, puis d’infléchir graduellement les bombardements vers le Sud et l’Est, en se concentrant davantage sur les territoires tenus par l’EI. Les Russes ont frappé l’EI dans et autour de Raqqa dès début octobre selon plusieurs comptes rendus ; en novembre, il y a eu d’autres frappes sur des positions de l’EI près de la ville historique de Palmyre, et dans la province d’Idlib, un bastion objet de féroces combats à la frontière turque.

Les incursions russes dans l’espace aérien turc ont débuté peu après le déclenchement des bombardements par Poutine, et l’armée de l’air russe a déployé des systèmes de brouillage électroniques qui interférent avec la couverture radar turque. Le message envoyé à l’armée de l’air turque, selon le conseiller du JCS, était « Nous allons faire voler nos avions là où nous voulons, quand nous le voulons, et brouiller vos radars. Alors pas d’embrouilles. Poutine faisait savoir aux Turcs à quoi ils devaient s’attendre. » L’agression russe fit place à des plaintes turques et des démentis russes, en même temps que l’armée de l’air turque intensifiait ses patrouilles à la frontière. Il n’y a eu aucun incident significatif jusqu’au 24 novembre, lorsque 2 F16 turcs, agissant apparemment selon des règles d’engagement plus musclées, descendirent un chasseur bombardier Su24M russe qui avait franchi la frontière pendant à peine 17 secondes. Dans les jours qui suivirent le crash du chasseur, Obama exprima son soutien à Erdogan, et après s’être entretenus en privé le 1er décembre, il déclara à la presse que son administration restait « particulièrement soucieuse de la sécurité et de la souveraineté de la Turquie. » Il déclara aussi que tant que la Russie demeurerait alliée avec Assad, « beaucoup de ressources russes allaient encore être dirigées contre des groupes d’opposition… que nous soutenons… donc je ne pense pas que nous devions nous bercer d’illusions, et que d’une façon ou d’une autre la Russie allait soudain concentrer ses frappes contre l’EI. Ce n’est pas ce qui se passe. Cela ne s’est jamais passé. Cela ne se passera pas de sitôt. »

Le conseiller au Kremlin pour les affaires du Moyen-Orient, tout comme le conseiller du JCS et de la DIA, évacue d’un revers de main la question des « modérés » qui ont le soutien d’Obama ; il ne voit en eux que des groupes d’extrémistes islamistes qui combattent aux côtés de Jabhat al-Nosra et de l’EI (« Pas la peine de jouer sur les mots et séparer les terroristes entre modérés et non modérés », a rappelé Poutine dans son discours du 22 octobre) (2). Les généraux américains les considèrent comme des miliciens épuisés qui ont été forcés de s’entendre avec Jabhat al-Nosra ou l’EI afin de survivre.

À la fin 2014, Jürgen Todenhöfer, un journaliste allemand qui fut autorisé à passer 10 jours dans les territoires tenus par l’EI en Irak et en Syrie, a raconté sur CNN qu’à la direction de l’EI : « Ils rigolent tous un bon coup à propos de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils disent : “Les meilleurs vendeurs d’armes que nous ayons sont l’ASL. S’ils touchent une arme de bonne qualité, ils nous la revendent illico.” Non, ils ne les prenaient pas au sérieux. C’est Assad qu’ils prennent au sérieux. Ils prennent au sérieux les bombes, bien sûr. Mais ils n’ont peur de rien, et l’ASL ne joue aucun rôle. »

La campagne de bombardement de Poutine a déclenché une série d’articles antirusses dans la presse américaine. Le 25 octobre, le New York Times a rapporté, citant l’administration Obama, que des sous-marins et des navires espions russes opéraient de manière agressive à proximité des câbles sous-marins qui assurent le transfert de la majorité du trafic internet mondial – bien que, selon l’article qu’il fallait lire jusqu’au bout, le journaliste reconnaissait qu’il n’y avait « aucune preuve à cette heure » d’une tentative russe d’interférer avec ce trafic. Dix jours plus tôt, le Times publiait un résumé des intrusions de la Russie dans ses anciennes républiques soviétiques satellites, et décrivait le bombardement de la Syrie comme l’incarnation, « dans une certaine mesure, d’un retour aux ambitions militaires de la période soviétique ». Le reportage ne mentionnait pas que c’est à l’invitation de l’administration d’Assad que la Russie intervenait, ni que les États-Unis bombardaient eux-mêmes en territoire syrien depuis septembre de l’année précédente, sans l’accord de la Syrie. Un éditorial du mois d’octobre, dans le même journal, signé de Michael Mac Faul, ambassadeur américain en Russie de 2012 à 2014, déclarait que la campagne aérienne russe visait « tout le monde à l’exception de l’EI ». Les histoires anti-russes ne se calmèrent pas après le désastre de l’A320 METROJET abattu, revendiqué par l’EI. Très peu au sein du Gouvernement américain et des médias, se demandèrent pourquoi l’EI viserait un avion de ligne russe transportant 224 passagers et son équipage, si l’armée de l’air russe n’attaquait que les rebelles syriens « modérés ».

Et pendant ce temps, les sanctions économiques sont toujours en vigueur, pour ce qu’un grand nombre d’Américains considère être les crimes de guerre de Poutine en Ukraine, tout comme le sont les sanctions du Trésor américain contre la Syrie et contre ces américains qui font des affaires avec la Syrie. Le New York Times, dans un reportage de fin novembre sur les sanctions, a remis au goût du jour une insinuation ancienne et sans fondements, qui affirme que les actions du Trésor « mettent en relief un argument que l’Administration n’a cessé d’avancer à propos de M. Assad alors que le Trésor cherche à faire pression sur la Russie pour qu’elle cesse son soutien : que bien qu’il professe être en guerre contre les terroristes islamistes, il entretient une relation symbiotique avec l’EI qui lui a permis de prospérer alors qu’il se cramponne au pouvoir. »

Les quatre piliers fondamentaux de la politique d’Obama en Syrie restent intacts à cette heure : l’insistance sur le fait qu’Assad doit partir ; qu’aucune coalition avec la Russie n’est possible contre l’EI; que la Turquie est un allié fiable dans la guerre contre le terrorisme ; et qu’il y a vraiment des forces d’opposition modérées significatives que les États-Unis doivent soutenir.

Les attaques de Paris le 13 novembre ont fait 130 morts mais n’ont pas changé la ligne de conduite officielle de la Maison Blanche, bien que de nombreux leaders européens, y compris François Hollande, aient soutenu l’idée d’une plus grande coopération avec la Russie, et se soient mis d’accord pour mieux coordonner leurs actions avec son armée de l’air ; il y a eu aussi des discussions sur les modalités du retrait d’Assad : elles pourraient être plus flexibles. Le 24 novembre, Hollande s’est envolé pour Washington afin d’y discuter de la façon dont la France et les USA pouvaient collaborer plus étroitement dans leur combat contre l’EI. Lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche, Obama a déclaré qu’Hollande et lui-même s’étaient mis d’accord sur le fait que les frappes russes contre l’opposition modérée ne faisaient que renforcer le régime d’Assad, dont la brutalité était à l’origine de la montée de l’EI. Hollande n’est pas allé aussi loin, mais il a déclaré que le processus diplomatique issu à Vienne conduirait « au départ d’Assad… un gouvernement d’unité est nécessaire. » La conférence de presse négligea l’impasse entre les deux hommes concernant Erdogan. Obama défendit le droit de la Turquie à défendre ses frontières, tandis qu’Hollande déclara que c’était « une question d’urgence » pour la Turquie de prendre des mesures contre les terroristes. Le conseiller du JCS m’a dit que l’un des principaux buts de Hollande lors de son voyage à Washington était de persuader Obama de rejoindre l’UE dans une déclaration de guerre commune contre l’EI. Obama a répondu non. Les Européens ne se sont pas regroupés au sein de l’OTAN, dont la Turquie fait partie, pour une telle déclaration. « C’est la Turquie le problème », m’a confié le conseiller du JCS.

Assad, naturellement, n’accepte pas qu’un groupe de dirigeants étrangers veulent décider de son avenir. Imad Moustapha, actuel ambassadeur de Syrie en Chine, était le doyen de la faculté des sciences de l’Université de Damas, et un proche collaborateur d’Assad, lorsqu’il fut nommé en 2004 ambassadeur de Syrie à Washington, poste qu’il occupa pendant 7 ans. Mustapha est connu pour être resté proche d’Assad, et il est digne de confiance pour refléter ses pensées. Il m’a raconté que pour Assad, renoncer au pouvoir signifierait capituler au profit des « groupes terroristes armés », et que des Ministres dans un gouvernement d’Unité nationale – tel que celui proposé par les Européens- seraient considérés [par le peuple syrien], comme les otages des puissances étrangères qui les auraient nommés. Ces forces pourraient rappeler au nouveau Président « qu’il est facilement remplaçable, comme son prédécesseur… Assad a une dette envers son peuple : il ne peut quitter son poste parce que les ennemis historiques de la Syrie exigent son départ. »

Moustapha a aussi impliqué la Chine, un allié d’Assad, qui a promis plus de 30 milliards de dollars pour la reconstruction de la Syrie après la guerre. La Chine aussi s’inquiète de l’EI. Il m’a expliqué que « La Chine apprécie la situation selon trois points de vue » : le droit international et la légitimité, le positionnement global de sa stratégie, et les activités des djihadistes Ouighours de la province extrême orientale du Xinjiang. Le Xinjiang est frontalier avec 8 nations – la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tajikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde – et, selon le point de vue chinois, ils servent de porte d’entrée au terrorisme en provenance du monde entier et au sein même du pays. De nombreux combattants Ouighours actuellement en Syrie sont connus pour être des membres du Mouvement Islamique de l’Est du Turkestan – une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à établir un État islamique Ouighour dans le Xinjiang. « Le fait qu’ils aient été aidés par les services secrets turcs pour se rendre en Syrie depuis la Chine en passant par la Turquie a été à la source de tensions énormes entre services secrets chinois et turcs » selon Moustapha. « La Chine est inquiète du soutien de la Turquie envers les combattants Ouighours en Syrie, qui pourrait très bien s’étendre au Xinjkiang. Nous fournissons déjà des informations concernant ces terroristes et les routes qu’ils empruntent pour rejoindre la Syrie aux services secrets chinois. »

Les inquiétudes de Moustapha ont été répercutées par un analyste des questions de politique étrangère à Washington, qui a suivi de près le transit des djihadistes à travers la Turquie vers la Syrie. L’analyste, dont les points de vue sont recherchés de nombreux hauts fonctionnaires du Gouvernement, m’a confié qu’ « Erdogan a transporté des Ouighours vers la Syrie par des moyens de transport spéciaux tandis que son gouvernement s’agitait en faveur de leur combat en Chine. Les terroristes musulmans ouighours et birmans qui s’échappent par la Thailande se procurent d’une manière ou d’une autre des passeports turcs puis sont acheminés vers la Turquie d’où ils transitent vers la Syrie. » Il a ajouté qu’il existait ce qui ressemble à une autre « ratline» [NdT : route secrète] qui acheminait des Ouighours – les estimations vont de quelques centaines à quelques milliers – depuis la Chine via le Kazakhstan pour un éventuel transit par la Turquie vers le territoire de l’EI en Syrie. Il m’a confié que « Le renseignement américain n’est pas bien informé sur ces activités parce que les infiltrés qui ne sont pas satisfaits de la politique [américaine], ne communiquent pas là-dessus avec eux. » Il a ajouté qu’ « il n’était pas certain que les officiels responsables de la politique syrienne au Département d’État et à la Maison Blanche obtenaient ces informations. » Le journal IHS-Jane’s Defence Weekly a estimé en octobre qu’au moins 5000 futurs combattants Ouighours étaient arrivés en Turquie depuis 2013, dont peut-être 2000 avaient fait mouvement vers la Syrie. Moustapha a déclaré qu’il détenait des informations selon lesquelles « au moins 860 combattants Ouighours se trouveraient en Syrie. »

Les inquiétudes croissantes de la Chine sur la question des Ouighours et ses liens avec la Syrie et l’EI sont un sujet d’étude constant de Christina Lin, une universitaire qui s’est intéressée aux questions chinoises il y a 10 ans alors qu’elle était en poste au Pentagone sous la direction de Donald Rumsfeld. « J’ai grandi à Taïwan, et je suis venue au Pentagone comme experte de la Chine. J’avais l’habitude de diaboliser les Chinois en les traitant d’idéologues, et ils sont loin d’être parfaits. Mais au fil des années, alors que je les vois s’ouvrir et évoluer, j’ai commencé à changer de perspective. Je vois désormais la Chine comme un partenaire potentiel pour différents enjeux globaux, particulièrement au Moyen-Orient. Il y a beaucoup d’endroit – la Syrie en est un – où les États-Unis et la Chine doivent coopérer en matière de sécurité régionale et de contre-terrorisme. Il y a quelques semaines, la Chine et l’Inde, deux ennemis issus de la guerre froide qui se haïssent plus que la Chine et les États-Unis eux-mêmes, ont mené une série d’exercices conjoints de contre-terrorisme. Et aujourd’hui la Chine et la Russie souhaitent tous les deux coopérer en matière de terrorisme avec les États-Unis. » La Chine voit les choses de la façon suivante selon Lin : les militants Ouighours qui se sont rendus en Syrie sont entrainés par l’EI aux techniques de survie qui leur permettront de retourner en Chine lors de voyages secrets, afin de perpétrer des actes terroristes là-bàs. Lin a écrit dans un article paru en septembre « Si Assad échoue, les combattants djihadistes de la Tchétchènie russe, du Xinjiang chinois, et du Cachemire indien tourneront leurs yeux vers leurs fronts respectifs pour continuer le djihad, soutenus par une nouvelle base opérationnelle en Syrie, bien financée et au cœur du Moyen Orient. »

Le général Dempsey et ses collègues du JCS ont gardé leur désapprobation en dehors des circuits bureaucratiques, et ont survécu à leur poste. Ce ne fut pas le cas du Général Michael Flynn. Patrick Lang, un colonel de l’US ARMY à la retraite qui a servi presque 10 ans en tant qu’officier en chef du Renseignement civil au Moyen Orient pour le compte de la DIA « Flynn a subit les foudres de la Maison Blanche en insistant sur la nécessité de dire la vérité sur la Syrie. Il a pensé que la vérité était la meilleure chose et ils l’ont débarqué. Il ne voulait pas se taire. Flynn m’a dit que ses problèmes allaient bien au-delà de la Syrie. ‘Je secouais le cocotier à la DIA – et pas seulement en déplaçant les transats sur le pont du Titanic. Je prônais une réforme radicale. Je sentais que le commandement civil ne voulait pas en entendre parler. J’en ai souffert, mais je m’en suis accommodé. » Dans un entretien récent accordé au Spiegel, Flynn a été direct à propos de l’arrivée de la Russie dans le conflit syrien : « Nous devons travailler de façon constructive avec la Russie. Que nous le voulions ou non, la Russie a pris la décision d’être présente et d’intervenir militairement. Ils sont bien là, et cela a complètement changé la donne. Et vous ne pouvez pas dire que la Russie est mal intentionnée ; qu’ils doivent retourner chez eux ; cela ne se passera pas comme ça. Atterrissez ! »

Très peu au Congrès US partagent cette opinion. L’une des personnalités qui fait exception se nomme Tulsi Gabbard, une démocrate de Hawaï, membre du « House Armed Services Comittee » (le Comité parlementaire des services armés) qui a effectué deux campagnes au Moyen-Orient en tant que major de la Garde Nationale. Dans un entretien sur CNN en octobre, elle a dit :
« Les USA et la CIA devraient stopper cette guerre illégale et contre-productive qui vise à renverser le gouvernement syrien, et ils devraient rester concentrés sur le combat contre […] les groupes rebelles extrémistes. ». Mais est-ce que cela ne vous préoccupe pas que le régime d’Assad ait été brutal, tuant au moins 200 000 et peut-être 300 000 membres de son propre peuple ? lui demanda le journaliste.

Elle a répondu « Les choses qu’on raconte sur Assad en ce moment sont les mêmes que ce qui a été dit de Kadhafi, les mêmes que ce qu’on a dit de Saddam Hussein, et viennent des mêmes personnes qui défendaient l’idée de […] renverser ces régimes […] si cela arrive en Syrie […] nous finirons dans une situation de souffrances bien plus grandes, de persécutions des minorités religieuses et chrétiennes bien plus atroces en Syrie, et notre ennemi en sortira largement renforcé. »
Donc ce que vous dites, c’est que l’implication militaire dans les airs de l’armée russe et au sol de l’armée iranienne – qu’en fait ils nous font une faveur ? reprend le journaliste. « Ils travaillent à défaire notre ennemi commun », a-t-elle répondu.

Plus tard, Gabbard m’a confié que beaucoup de ses collègues au Congrès, tant Républicains que Démocrates, l’ont remerciée en privé de s’être exprimée publiquement. « Beaucoup de gens dans la population, et même au Congrès, ont besoin d’avoir des explications claires. Mais c’est difficile lorsqu’il y a autant de mensonges sur ce qui se passe. La vérité n’a pas éclaté. » C’est très inhabituel pour un politicien de mettre ainsi en cause la politique étrangère de son propre parti, enregistrée en direct. Pour quelqu’un « de l’intérieur », qui a accès aux renseignements les plus secrets, parler ouvertement et de façon critique peut interrompre brutalement votre carrière. Toute information dissidente peut se transmettre au travers d’une relation de confiance entre un journaliste et ceux qui le vivent de l’intérieur, mais cela se fait presqu’obligatoirement « sans signature ». Cependant, oui, la dissidence existe. Le Commandant du Joint Special Operations Command (commandement des forces spéciales) [1] n’a pas pu cacher sa satisfaction lorsque je lui ai demandé son point de vue sur notre politique en Syrie. « La solution en Syrie est devant notre nez. Notre menace principale est l’EI, et nous tous – les États-Unis, la Russie et la Chine – devons travailler ensemble. Bachar restera dans ses fonctions et, une fois le pays stabilisé, il y aura des élections. Il n’y a pas d’autre option. »

Le fonctionnement du système indirect de communication avec Assad s’est interrompu avec la retraite de Dempsey en septembre dernier. Son remplaçant à la tête de l’Etat Major interarmes, le Général Joseph Dunford, a prêté serment devant la Commission sénatoriale des forces armées en juillet dernier, deux mois avant de prendre ses fonctions. « Si vous voulez parler d’une nation qui pourrait constituer une menace existentielle pour les États-Unis, je désignerais la Russie. Si vous observez son comportement, il est rien moins qu’alarmant. » En octobre, en tant que chef du JCS, Dunford a condamné les efforts russes pour bombarder [les djihadistes]. Il a déclaré à cette même commission que la Russie « ne combat pas l’EI », que l’Amérique doit « travailler avec ses partenaires turcs pour sécuriser la frontière nord de la Syrie » et que « nous devons faire tout ce que nous pouvons pour aider les forces d’opposition syriennes viables. – c’est-à-dire les « modérés » – à combattre les extrémistes. ». Obama dispose maintenant un Pentagone beaucoup plus conciliant. Il n’y aura plus de contestation indirecte de la part du commandement militaire, contre sa politique de dédain d’Assad et de soutien à Erdogan. Dempsey et ses associés sont déconcertés par l’entêtement d’Obama à défendre Erdogan, compte tenu du lourd dossier que la communauté américaine du Renseignement a accumulé contre lui – et des preuves qu’Obama, en privé, en accepte les conclusions. « Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie », a déclaré le Président au chef du Renseignement d’Erdogan lors d’une réunion tendue à la Maison Blanche.

Le JCS et la DIA ont constamment alerté Washington de la menace que constituent les djihadistes en Syrie, et de leur soutien par la Turquie. Le message n’a jamais été entendu. Pourquoi ?

Par Seymour M. Hersh

[1] Army Lt. Gen. Raymond A. Thomas III took the helm of the Fort Bragg-based Joint Special Operations Command, officials announced. Thomas replaced Lt. Gen. Joseph L. Votel, who had served as JSOC commander since May 2011.


Obama, Erdoğan et les rebelles syriens

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Je publie ci-dessous la traduction de l’article de Seymour M. Hersh publié par la London Review of Books qui démontre l’implication de la Turquie dans le soutien des djihadistes en Syrie, un temps aidée par la CIA. Il dévoile notamment dans le détail la manipulation d’Erdogan pour faire croire à l’utilisation de gaz Sarin par l’Armée d’ASSAD et faire franchir « la ligne rouge » par OBAMA. Pour Seymour M Hersh, la communauté du renseignement américain à la preuve que ce sont les services Turcs qui en sont à l’origine de l’utilisation de gaz Sarin par les djihadistes d’Al-Nusrah [1]. Mais pour OBAMA il est impossible de le dire car la Turquie est dans l’OTAN et sert les objectifs stratégiques des Etats-Unis face à la Russie.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

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Par Seymour M. Hersh [2]

En 2011, Barack Obama avait mené une intervention militaire alliée en Libye sans consulter le Congrès américain. En août dernier, après l’attaque au gaz sarin sur Ghouta, en banlieue de Damas, il était prêt à lancer une attaque aérienne alliée, cette fois pour punir le gouvernement syrien d’avoir franchi la «ligne rouge» qu’il avait établi en 2012 sur l’utilisation des armes chimiques. Puis, à moins de deux jours de la date prévue pour l’attaque, il a annoncé qu’il demanderait au Congrès d’approuver l’intervention. L’attaque a été reportée alors que le Congrès se préparait pour les audiences, et a été par la suite annulée quand Obama a accepté la proposition d’Assad de renoncer à son arsenal chimique dans un accord négocié par la Russie. Pourquoi Obama a-t-il retardé puis cédé au sujet de la Syrie, alors qu’il n’a pas hésité à se précipiter en Libye? La réponse se trouve dans l’affrontement entre ceux de l’administration qui cherchaient à mettre à exécution de la ligne rouge, et les chefs militaires qui pensaient que faire la guerre était à la fois injustifié et potentiellement désastreux.

Le changement d’avis d’Obama a été engendré par Porton Down, le laboratoire de la Défense dans le Wiltshire. Les renseignements britanniques avaient obtenu un échantillon de sarin utilisé dans l’attaque du 21 Août et l’analyse a démontré que le gaz utilisé ne correspondait pas aux lots connus dans les armes chimiques de l’arsenal de l’armée syrienne. Le message, que le procès contre la Syrie ne tiendrait pas, été rapidement relayé au chef d’état-major des USA. Le rapport britannique a accru les doutes au sein du Pentagone; les chefs d’état-major se préparaient déjà à mettre en garde Obama sur les conséquences d’une attaque missile de grande envergure sur l’infrastructure de la Syrie qui pourrait conduire à une guerre plus large au Moyen-Orient. Ainsi, les officiers américains ont délivré au président un avertissement de dernière minute qui, selon eux, a finalement conduit à l’annulation de l’attaque par ce dernier.

Pendant des mois, il y a eu une vive inquiétude parmi les dirigeants militaires gradés et la communauté du renseignement sur ​​le rôle des voisins de la Syrie, en particulier la Turquie, dans la guerre. Le Premier ministre Recep Erdogan était connu pour avoir précédemment soutenu le front al-Nusra, une faction djihadiste au sein de l’opposition rebelle, ainsi que d’autres groupes rebelles islamistes. « Nous savions qu’il y en avait dans le gouvernement turc » m’a dit un ancien responsable du renseignement américain, qui a accès aux renseignements actuels, « qui ont cru qu’ils pourraient coincer Assad avec un attentat au sarin intérieur de la Syrie – et forcer Obama à utiliser sa menace de ligne rouge ».

Les chefs d’état-major savaient aussi que les allégations publiques de l’administration Obama affirmant que seule l’armée syrienne a eu accès au sarin étaient fausses. Les services de renseignement américains et britanniques étaient au courant depuis le printemps de 2013 que certaines unités rebelles en Syrie développaient des armes chimiques. Le 20 juin, les analystes de l’Agence de renseignements de la Défense des États-Unis ont publié un brief de 5 pages hautement classifié « points de discussion » pour le directeur adjoint de la DIA, David Shedd, qui déclarait que Al – Nusra conservait une cellule de production de sarin : son programme, a indiqué le rapport, était « le complot sarin le plus avancé depuis l’effort d’al- Qaida précédant le 11 septembre».

(D’après un consultant du Département de la Défense, les renseignements américains avaient connaissance depuis longtemps des expériences d’Al-Qaïda avec des armes chimiques, et possède une vidéo d’une de ses expériences avec du gaz sur des chiens.) Le document de la DIA poursuit: « Précédemment, la communauté du renseignement (IC) s’était presque entièrement intéressée aux stocks d’armes chimiques de la Syrie; maintenant, nous voyons l’ANF tenter de faire ses propres armes chimiques… La relative liberté de fonctionnement du front d’Al- Nusrah au sein de la Syrie nous amène à estimer que les aspirations du groupe en termes d’armes chimiques seront difficiles à perturber à l’avenir ». Le document attire l’attention sur des informations classifiées provenant de nombreux organismes: « Des acteurs Turcs et Saoudiens, disait-il, ont tenté de se procurer des précurseurs de sarin en vrac, des dizaines de kilogrammes, probablement destinés à une production à grande échelle prévue en Syrie.  » (Interrogé au sujet du document de la DIA, un porte-parole du directeur du renseignement national a déclaré: « Aucun papier n’a jamais été demandé ou produit par les analystes de la communauté du renseignement.)

En mai dernier, plus de dix membres du Front Al-Nusra ont été arrêtés dans le sud de la Turquie avec, d’après ce que la police locale a dit à la presse, deux kilos de sarin. Dans un acte d’accusation de 130 pages le groupe a été accusé d’avoir tenté d’acheter des fusibles, de la tuyauterie pour la construction de mortiers, et des ingrédients chimiques pour le sarin. Cinq des personnes arrêtées ont été libérées après une brève détention. Les autres, dont le chef de file Haytham Qassab, pour qui le procureur a requis une peine de prison de 25 ans, ont été libérées en attendant le procès. En attendant, la presse turque a été en proie à la spéculation que l’administration Erdoğan a couvert la mesure de son implication avec les rebelles. Dans une conférence de presse l’été dernier, Aydin Sezgin, l’ambassadeur de Turquie à Moscou, a rejeté ces arrestations et affirmé aux journalistes que le « sarin » récupéré était seulement «de l’anti-gel».

Le papier de la DIA a pris les arrestations comme une preuve que al-Nusra élargissait son accès aux armes chimiques. Il déclarait que Qassab s’était «auto-identifié» comme un membre d’Al-Nusra, et qu’il a été directement relié à Abd-al-Ghani, « l’émir ANF pour la fabrication militaire ». Qassab et son associé Khalid Ousta ont travaillé avec Halit Unalkaya, un employé d’une entreprise turque appelée Zirve exportation, qui a fournissait «des devis pour des ingrédients de sarin en vrac ». Le plan d’Abd-al-Ghani était de permettre à deux associés de «perfectionner un procédé de fabrication du sarin, puis aller en Syrie pour former d’autres personnes pour commencer la production à grande échelle dans un laboratoire non identifié en Syrie». Le papier de la DIA indiquait que l’un de ses agents avait acheté un ingrédient sur le «marché des produits chimiques de Bagdad», qui «a pris en charge au moins sept projets d’armes chimiques depuis 2004 ».

Une série d’attaques par armes chimiques en Mars et Avril 2013 a été étudiée au cours des mois suivants par une mission spéciale des Nations Unies en Syrie. Une personne avec une forte connaissance de l’activité de l’ONU en Syrie m’a dit qu’il y avait des preuves reliant l’opposition syrienne à la première attaque au gaz, le 19 Mars à Khan Al-Assal, un village près d’Alep. Dans son rapport final en Décembre, la mission a déclaré qu’au moins 19 civils et un soldat syrien étaient parmi les victimes, ainsi que des dizaines de blessés. La mission n’avait pas de mandat pour désigner le responsable de l’attaque, mais la personne ayant connaissance des activités de l’ONU a déclaré: « Les enquêteurs ont interrogé les gens qui étaient là, y compris les médecins qui ont soigné les victimes. Il était clair que les rebelles ont utilisé le gaz. L’information n’a pas été rendue publique car personne ne voulait savoir ».

Dans les mois précédant les attaques, un ancien haut fonctionnaire du Département de la Défense m’a dit que la DIA a fait circuler un rapport quotidien classifié connu sous le nom de « SYRUP » portant sur tous les renseignements liés au conflit syrien, y compris sur les armes chimiques. Mais au printemps, la distribution de la partie du rapport concernant les armes chimiques a été sévèrement réduite sur les ordres de Denis McDonough, le chef de cabinet de la Maison Blanche. « Quelque chose dedans a déclenché une crise de nerfs (littéralement caca nerveux) de McDonough », l’ex-fonctionnaire du ministère de la Défense a déclaré. «Un jour, c’était une affaire énorme, et puis, après les attaques sarin en mars et avril» – il fit claquer ses doigts – « il n’y a plus rien ». La décision de restreindre la distribution a été prise alors que les chefs d’état-major ordonnaient une planification intensive d’urgence pour une possible invasion terrestre de la Syrie dont l’objectif principal serait l’élimination des armes chimiques.

L’ancien responsable du renseignement a déclaré qu’un certain nombre de membres de la sécurité nationale des États-Unis ont longtemps été troublés par la ligne rouge du président: «Les chefs d’état-major ont demandé à la Maison Blanche, « Qu’est-ce que la ligne rouge? Comment cela se traduit-il dans les ordres militaires? Troupes sur le terrain? Attaque massive? Attaque limitée? » Ils ont chargé le renseignement militaire d’étudier comment nous pourrions mettre en œuvre la menace. Ils n’ont rien appris de plus sur le raisonnement du président ».

Au lendemain de l’attaque du 21 Août, Obama a ordonné au Pentagone d’élaborer une liste de cibles de bombardement. Au début du processus, l’ancien responsable du renseignement a déclaré que « la Maison Blanche a rejeté 35 ensembles de cibles fournies par les chefs d’état-major comme étant insuffisamment « douloureux » pour le régime d’Assad ». Les cibles de départ incluaient seulement des sites militaires et aucunement des infrastructures civiles. Sous la pression de la Maison Blanche, le plan d’attaque des États-Unis s’est transformé en « une attaque monstre» : deux formations de bombardiers B-52 ont été transférées dans des bases aériennes proches de la Syrie , et des sous-marins de la marine et des navires équipés de missiles Tomahawk ont été déployés. « Chaque jour, la liste de cibles s’allongeait », m’a dit l’ancien responsable du renseignement. « Les planificateurs du Pentagone ont dit que nous ne pouvions pas utiliser seulement des Tomahawk pour frapper les sites de missiles de la Syrie parce que leurs têtes sont enterrées trop profondément sous terre, ainsi les deux formations d’avion B- 52 avec deux mille livres de bombes ont été assignés à la mission. Ensuite, nous aurons besoin d’équipes de secours et de recherche pour récupérer les pilotes abattus et des drones pour la sélection de cible. C’est devenu énorme. » D’après l’ancien responsable du renseignement, la nouvelle liste de cibles était destinée à « éradiquer complètement toutes les capacités militaires qu’avait Assad ». Les cibles principales incluaient les réseaux électriques, les dépôts de pétrole et de gaz, tous dépôts d’armes et logistiques connus, toutes installations de commandement et de contrôle connus, et tous les bâtiments militaires et de renseignement connus.

La Grande-Bretagne et la France devaient, toutes les deux jouer, un rôle. Le 29 Août, le jour où le Parlement a voté contre la proposition de Cameron de rejoindre l’intervention, le Guardian a rapporté que celui-ci avait déjà ordonné à six avions de combat RAF Typhoon de se déployer à Chypre, et avait proposé un sous-marin capable de lancer des missiles Tomahawk. L’armée de l’air française – un acteur essentiel dans les attaques de 2011 en Libye – a été largement engagée, selon un compte rendu dans Le Nouvel Observateur; François Hollande avait ordonné à plusieurs chasseurs-bombardiers Rafale de participer à l’assaut américain. Leurs cibles auraient été dans l’ouest de la Syrie.

Avant la fin Août le président avait donné aux Chefs d’état major une date limite fixée pour le lancement. « L’Heure H devait commencer au plus tard lundi matin [2 Septembre], un assaut massif afin de neutraliser Assad » selon l’ancien responsable du renseignement. Cela a donc été une surprise pour beaucoup quand, lors d’un discours au Rose Garden de la Maison Blanche le 31 Août Obama a déclaré que l’attaque serait mise en attente, et qu’il se tournait vers le Congrès afin de la soumettre à un vote.
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A ce stade, l’idée d’Obama – que seule l’armée syrienne était capable de déployer le sarin – se clarifiait. L’ancien responsable du renseignement m’a dit qu’à quelques jours de l’attaque du 21 Août, des agents militaires russes du renseignement avaient récupéré des échantillons de l’agent chimique de Ghouta. Ils l’ont analysé et transmis au renseignement militaire britannique; c’était le matériel envoyé à Porton Down. (Un porte-parole de Porton Down a déclaré: « La plupart des échantillons analysés au Royaume-Uni se sont révélés positifs pour l’agent neurotoxique sarin. Le MI6 a dit qu’il ne se prononçait pas sur les questions de renseignement.)

L’ancien responsable du renseignement a déclaré que le Russe qui a livré l’échantillon au Royaume-Uni était « une bonne source – une personne ayant accès, la connaissance et étant digne de confiance ». Après les premières utilisations d’armes chimiques signalées en Syrie l’année dernière, les agences de renseignement américaines et alliées « ont fait un effort pour savoir si quelque chose a été utilisé, ce que c’était – et sa source » a dit l’ancien responsable du renseignement. « Nous utilisons les données échangées dans le cadre de la Convention sur les armes chimiques. Le point de référence de la DIA était de connaître la composition de chaque lot d’armes chimiques soviétiques manufacturé. Mais nous ne savions pas quels lots le gouvernement d’Assad avait dans son arsenal à ce moment-là. Dans les jours suivant l’incident de Damas, nous avons demandé à une source au sein du gouvernement syrien de nous donner une liste des lots que le gouvernement possédait. C’est ainsi que nous avons pu confirmer la différence si vite. »

Le processus ne s’était pas déroulé sans accroc au printemps, a indiqué l’ancien responsable du renseignement, parce que les études réalisées par les renseignements occidentaux « n’ont pas été concluants sur le type de gaz dont il s’agissait ». Le mot  » sarin  » n’a pas été mentionné. Il y avait beaucoup de discussions à ce sujet, mais puisque personne ne pouvait confirmer la nature de ce gaz, on ne pouvait pas dire qu’Assad avait franchi la ligne rouge du président». L’ancien responsable du renseignement poursuivit : « Le 21 Août, l’opposition syrienne avait en clairement tiré des enseignements et a annoncé que le  » sarin  » de l’armée syrienne avait été utilisé, avant que toute analyse ne puisse être faite, et la presse et la Maison Blanche ont sauté sur l’information. Comme il s’agissait maintenant de sarin, “ça devait être Assad” ».

Le personnel de la défense du Royaume-Uni qui a relayé les conclusions de Porton Down aux chefs d’état-major envoyait un message aux Américains, a déclaré l’ancien responsable du renseignement: « On nous tend un piège ici. » (Ceci se rapporte à un message qu’un haut fonctionnaire de la CIA a envoyé à la fin Août : « ce n’était pas le résultat du régime actuel. Le Royaume-Uni et les États-Unis le savent. »). C’était seulement à quelques jours de l’attaque et des avions, navires et sous-marins américains, britanniques et français étaient parés.

L’officier finalement responsable de la planification et de l’exécution de l’attaque était le général Martin Dempsey, président des Chefs d’état-major. Dès le début de la crise, l’ancien responsable du renseignement a déclaré, les chefs d’état-major avaient été sceptiques sur les arguments de l’administration pour prouver la culpabilité d’Assad. Ils ont pressé le DIA et d’autres organismes pour obtenir des preuves plus considérables. L’ancien responsable du renseignement a dit : « Il n’y avait pas moyen qu’ils pensent que la Syrie utiliserait un gaz neurotoxique à ce stade, parce que Assad était en train de gagner la guerre ,. Dempsey en avait agacé beaucoup dans l’administration d’Obama en mettant en garde à plusieurs reprises le Congrès pendant l’été sur les dangers d’un engagement militaire américain en Syrie. En Avril dernier, après une évaluation optimiste des avancées rebelles par le secrétaire d’État John Kerry, Dempsey a déclaré devant la commission des Affaires étrangères à la commission des forces armées du Sénat qu’ « il y a un risque que ce conflit soit devenu une impasse. »
L’ancien responsable du renseignement a rapporté l’avis initial de Dempsey après le 21 Août : « l’attaque des États-Unis sur la Syrie – en admettant que le gouvernement d’Assad était responsable de l’attaque au gaz sarin – serait une bavure militaire ». Le rapport de Porton Down a incité les chefs d’état-major à aller voir le président avec des inquiétudes plus importantes : que l’attaque menée par la Maison Blanche serait une agression injustifiée. Ce sont les chefs conjoints qui ont conduit Obama à changer de cap. L’explication officielle de la Maison Blanche au sujet de ce volte-face – l’histoire racontée par la presse – était que le président, au cours d’une promenade dans le Rose Garden avec son chef de cabinet Denis McDonough, a soudainement décidé de demander au congrès, qui était amèrement divisé et en conflit avec lui depuis des années, son accord pour l’attaque. L’ancien responsable du département de la Défense m’a dit que la Maison Blanche avait fourni une explication différente aux membres de la direction civile du Pentagone : l’attaque avait été annulée parce que selon les renseignements « le Moyen-Orient partirait en fumée » si elle avait lieu.

L’ancien responsable du renseignement a déclaré qu’initialement, la décision du président de s’adresser au Congrès a été considérée par les principaux collaborateurs à la Maison Blanche comme une redite de la tactique de George W. Bush à l’automne 2002, avant l’ invasion de l’Irak : « Quand il est devenu évident que il n’y avait pas d’ADM en Irak, le Congrès, qui avait approuvé la guerre en Irak, et la Maison Blanche partageaient la responsabilité et ont à plusieurs reprises cité des renseignements erronés. Si le Congrès actuel devait voter en faveur de l’attaque, la Maison Blanche pourrait jouer à nouveau sur les deux tableaux – frapper la Syrie avec une attaque massive et valider l’engagement de la ligne rouge du président, tout en étant en mesure de partager les torts avec le Congrès s’il s’avérait que l’armée syrienne n’était pas derrière l’attaque ». Le revirement fut une surprise même pour les dirigeants démocrates au Congrès. En Septembre le Wall Street Journal a rapporté que trois jours avant son discours au Rose Garden, Obama avait téléphoné à Nancy Pelosi, chef des démocrates de la Chambre, « pour passer en revue les options ». Selon le Journal, elle a dit plus tard à ses collègues qu’elle n’avait pas demandé au président de soumettre le bombardement à un vote du Congrès.

Le changement de position d’Obama pour susciter l’accord du Congrès s’est rapidement transformé en impasse. « Le Congrès n’allait pas laisser passer cela » a dit l’ex- responsable du renseignement. « Le Congrès a fait savoir que, contrairement à l’autorisation pour la guerre en Irak, il y aurait des audiences de fond. » D’après l’ancien responsable du renseignement, à ce moment-là, un sentiment de désespoir se faisait sentir à la Maison Blanche. « Et ainsi a été établi le plan B. Annuler le bombardement et Assad accepterait de signer unilatéralement le traité des armes chimiques et accepterait la destruction de toutes les armes chimiques sous la surveillance des Nations Unies. »

Lors d’une conférence de presse à Londres le 9 Septembre, Kerry parlait toujours de l’intervention : « le risque de ne pas agir est plus grand que le risque d’agir. » Mais quand un journaliste lui a demandé s’il y avait quoi que ce soit qu’Assad pourrait faire pour arrêter les bombardements, Kerry a déclaré: « Bien sûr. Il pourrait donner l’intégralité de ses armes chimiques à la communauté internationale d’ici la semaine prochaine … Mais il n’est pas sur le point de le faire, et ça ne peut pas être fait, évidemment. » Comme le New York Times a rapporté le lendemain, l’accord Russe qui a émergé peu après avait d’abord été contemplé par Obama et Poutine à l’été 2012. Bien que les plans d’attaque aient été mis de côté, l’administration n’a pas changé son discours public pour justifier la guerre. « Il y a une tolérance zéro à ce niveau pour les erreurs » a dit l’ex- responsable du renseignement au sujet des hauts fonctionnaires de la Maison Blanche. « Ils ne pouvaient pas se permettre de dire : « Nous avons eu tort. » (Le porte-parole du DNI a dit: « Le régime d’Assad, et seulement le régime d’Assad, aurait pu être responsable de l’attaque aux armes chimiques qui a eu lieu le 21 Août »).

L’importance de la coopération des Etats Unis avec la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar pour assister les rebelles en Syrie n’est pas encore claire. L’administration d’Obama n’a jamais publiquement avoué son rôle dans la création d’un « rat line », une voie rapide pour la Syrie. Ce « rat line », autorisé au début 2012 a été utilisé pour faire passer des armes et des munitions de la Libye via le sud de la Turquie et à travers la frontière syrienne jusqu’à l’opposition. La plupart de ceux qui ont reçu les armes en Syrie étaient des djihadistes, dont certains étaient affiliés à la CIA. Le porte-parole du DNI a dit : « L’idée que les USA fournissaient des armes provenant de la Libye est fausse ».

En janvier, le comité de renseignement du sénat a publié un rapport sur l’assaut par la milice locale en septembre 2012 sur le consulat américain et les locaux infiltrés de la CIA à proximité à Benghazi, résultant en la mort de l’ambassadeur des Etats Unis Christopher Stevens et trois autres. Dans le rapport, les critiques du département d’état pour ne pas avoir fourni une sécurité suffisante au consulat et de la communauté du renseignement pour ne pas avoir informé les militaires américains de la présence de locaux de la CIA ont fait la une des médias et suscité des mécontentements à Washington, les républicains accusant Obama et Hillary Clinton de dissimuler leurs erreurs. Une annexe hautement classifiée du rapport, jamais rendue publique, a décrit un arrangement secret trouvé en 2012 entre les administrations Obama et Erdogan au sujet du « rat line ». Selon cet accord, les fonds provenaient de Turquie ainsi que d’Arabie Saoudite et du Qatar. La CIA avec le soutien du MI6 était chargée de faire passer les armes de Kadhafi en Syrie. Un certain nombre d’entreprises « façades » ont été mises en place en Libye, certaines sous couverture d’entités australiennes. Des militaires américains retraités ont été employés pour gérer les fournitures et cargaisons, sans qu’ils ne sachent toujours qui les employait. L’opération était menée par David Petraeus le directeur de la CIA, qui allait prochainement démissionner après que sa relation avec sa biographe ait été rendue publique. Un porte-parole de Petraeus a même nié l’existence de cette opération.

Au moment où elle a été mise en place, L’opération n’avait pas été divulguée aux comités de renseignement du Congrès et aux dirigeants du Congrès, comme requis par la loi depuis les années 1970. L’implication du MI6 a permis à la CIA de se soustraire à la loi en classifiant la mission comme une opération de liaison. L’ancien responsable du renseignement a expliqué que pendant des années il y a eu une exception reconnue dans la loi qui permet à la CIA de ne pas déclarer l’activité de liaison au Congrès, qui aurait dans ce cas droit à un rapport/constatation (« finding »). (Toutes les opérations secrètes de la CIA qui sont proposées doivent être décrites dans un document écrit, connu sous le nom de « constatation » (« finding »), présenté à la haute direction du Congrès pour approbation.) La distribution de l’annexe a été limitée aux aides du personnel qui ont écrit le rapport etaux huit haut membres du Congrès – les dirigeants démocrates et républicains de la Chambre et du Sénat, et les dirigeants démocrates et républicains des comités du renseignement de la Chambre et du Sénat. Ceci constitue à peine une véritable tentative de visibilité: les huit dirigeants ne sont pas connus pour se rassembler pour soulever des questions ou discuter de l’information secrète qu’ils reçoivent.

L’annexe n’a ni raconté toute l’histoire de ce qui s’est passé à Benghazi avant l’attaque, ni expliqué pourquoi le consulat américain a été attaqué. «La seule mission du consulat était de fournir une couverture pour le déplacement d’armes » l’ancien responsable du renseignement, qui a lu l’annexe, a déclaré. «Il n’avait pas de rôle politique réel. »

Washington a brusquement mis fin au rôle de la CIA dans le transfert d’armes en provenance de Libye après l’attaque contre le consulat, mais le « rat line » se poursuivait. Selon l’ancien responsable du renseignement : «Les États-Unis ne contrôlaient plus ce que les Turcs relayaient aux djihadistes ». En quelques semaines, pas moins de quarante lanceurs de missiles sol-air portatifs, communément appelés « MANPADS » [3], étaient entre les mains des rebelles syriens. Le 28 Novembre 2012, Joby Warrick du Washington Post a rapporté que la veille, les rebelles près d’Alep avaient utilisé ce qui était presque certainement un MANPAD pour abattre un hélicoptère de transport syrien. «L’administration Obama », Warrick a écrit, « était fermement opposé à armer les forces d’opposition syriennes avec de tels missiles, avertissant que les armes pourraient tomber entre les mains de terroristes et être utilisées pour abattre les avions commerciaux. » Deux fonctionnaires du renseignement du Moyen-Orient ont pointé du doigt le Qatar comme étant la source de cette livraison, et un ancien analyste du renseignement des États-Unis a émis l’hypothèse que les Manpads auraient pu être obtenus à partir des avant-postes militaires syriens envahies par les rebelles. Il n’y avait aucune indication que la possession de MANPADS par les rebelles ait été la conséquence involontaire d’un programme américain secret qui n’était plus sous contrôle américain.

À la fin de 2012, on a cru au sein de la communauté américaine du renseignement que les rebelles étaient en train de perdre la guerre. « Erdoğan était en colère » a déclaré l’ex-responsable du renseignement, « et a estimé qu’il a été écarté. C’était son argent et l’interruption a été vue comme une trahison ». Au printemps 2013 les renseignements américains ont appris que le gouvernement turc – via des éléments du MIT, son agence nationale du renseignement et de la gendarmerie, des forces de l’ordre militarisées – travaillait directement avec Al-Nusra et ses alliés pour développer des capacités pour une guerre chimique. « Le MIT était en charge de la liaison politique avec les rebelles, et la gendarmerie se chargeait de la logistique militaire, des conseils et de la formation sur le terrain – y compris la formation dans la guerre chimique », a dit l’ancien responsable du renseignement. « Renforcer le rôle de la Turquie au printemps 2013 a été considérée comme la clé de ses problèmes là-bas. Erdogan savait que s’il cessait son soutien aux djihadistes tout serait fini. Les Saoudiens ne pourraient pas soutenir la guerre en raison de la logistique – les distances et la difficulté de transporter les armes et fournitures. Erdogan espérait susciter un événement qui obligerait les États-Unis à franchir la ligne rouge. Mais Obama n’a pas répondu en Mars et Avril. »

Il n’y avait aucun signe public de discorde quand Erdogan et Obama se sont rencontrés le 16 mai 2013 à la Maison Blanche. Lors d’une conférence de presse plus tard Obama a dit qu’ils avaient convenus qu’Assad « devait disparaître ». Interrogé pour savoir s’il pensait que la Syrie avait franchi la ligne rouge, Obama a reconnu qu’il y avait des preuves que de telles armes avaient été utilisées, mais il a ajouté, « il est important pour nous de faire en sorte que nous soyons en mesure d’obtenir des informations plus précises sur ce qui s’y passe exactement. » La ligne rouge était encore intacte.

Un expert de la politique étrangère américaine qui parle régulièrement avec les responsables de Washington et d’Ankara m’a parlé d’un dîner d’affaires tenu par Obama pour Erdogan lors de sa visite en mai. Le repas a été dominé par l’insistance des Turcs que la Syrie avait franchi la ligne rouge et leur mécontentement face à la réticence d’Obama à faire quoi que ce soit. Obama était accompagné de John Kerry et Tom Donilon, le conseiller à la sécurité nationale qui allait prochainement démissionner. Erdoğan a été rejoint par Ahmet Davutoğlu, ministre des Affaires étrangères de la Turquie, et Hakan Fidan, le chef du MIT. Fidan est connu pour être très fidèle à Erdogan, et a été considéré comme un soutien consistant de l’opposition rebelle radicale en Syrie.

L’expert de la politique étrangère m’a dit que ce qu’il avait entendu venait de Donilon. (Ce qui a été plus tard confirmé par un ancien responsable américain, qui en a pris connaissance via un diplomate turc senior.) Selon l’expert, Erdogan avait demandé la réunion dans le but de démontrer à Obama que la ligne rouge avait été franchie, et avait apporté Fidan pour le soutenir. Quand Erdogan a tenté de faire entrer Fidan dans la conversation, et que Fidan a commencé à parler, Obama lui a coupé la parole en disant: « Nous savons ». Erdoğan a essayé de faire participer Fidan une seconde fois, et de nouveau Obama le coupa et dit: « Nous savons. » À ce moment-là, Erdoğan exaspéré a dit: « Mais votre ligne rouge a été franchie! » et, l’expert m’a dit, ‘Donilon a dit qu’Erdogan « avait menacé du doigt le président de la Maison Blanche ». Obama a ensuite désigné Fidan du doigt et dit: « Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie. » (Donilon, qui a rejoint le Conseil sur les relations étrangères en Juillet dernier, n’a pas répondu aux questions sur cette histoire. Le ministère turc des Affaires étrangères n’a pas répondu aux questions au sujet du dîner. Un porte-parole du Conseil national de sécurité a confirmé que le dîner avait eu lieu et a fourni une photo montrant Obama, Kerry, Donilon, Erdogan, Fidan et Davutoğlu assis à une table. « Au-delà de cela, dit-elle, je ne vais pas lire les détails de leurs discussions. ‘)
Mais Erdogan n’est pas parti les mains vides. Obama permettait toujours à la Turquie de continuer à exploiter une faille dans un décret présidentiel interdisant l’exportation d’or vers l’Iran, qui faisait partie des sanctions des États-Unis contre le pays. En Mars 2012, en réponse aux sanctions des banques iraniennes par l’UE, le système de paiement électronique SWIFT, qui facilite les paiements transfrontaliers, a expulsé des dizaines d’institutions financières iraniennes, limitant sévèrement la capacité du pays à faire du commerce international. Les États-Unis ont mis en place le décret en Juillet, mais ont laissé ce qui est venu à être connu comme étant un « échappatoire d’or (golden loophole) »: les livraisons d’or à des entités privées iraniennes pourraient continuer. La Turquie est un important acheteur de pétrole et de gaz iranien, et a profité de l’échappatoire en déposant ses paiements en lires turques dans un compte iranien en Turquie; ces fonds ont servi à acheter de l’or turc qui serait exporté vers des confédérés en Iran. 13 milliards de dollars d’or seraient entrés en Iran de cette manière entre Mars 2012 et Juillet 2013.

Le programme est rapidement devenu une vache à lait pour les politiciens corrompus et les commerçants en Turquie, en Iran et aux Emirats arabes unis. « Les intermédiaires ont fait ce qu’ils font toujours », a dit l’ex-responsable du renseignement. « Prendre 15 pour cent. La CIA a estimé qu’il n’y avait pas moins de deux milliards de dollars retenus. L’or et la livre turque leur « collaient aux doigts ». Les retenues illicites se sont transformées en scandale public « du gaz pour de l’or » en Turquie en Décembre, et a donné lieu à des accusations contre deux douzaines de personnes, y compris d’importants hommes d’affaires et des proches de responsables gouvernementaux, ainsi que la démission de trois ministres, dont un qui a appelé Erdoğan à démissionner. Le directeur d’une banque contrôlée par l’Etat turc qui était au milieu du scandale a insisté les 4,5 millions de dollars en espèces retrouvé par la police dans des boîtes à chaussures au cours d’une perquisition à son domicile étaient destinés à des dons de bienfaisance. .

L’année dernière Jonathan Schanzer et Mark Dubowitz ont signalé dans Foreign Policy que l’administration Obama a fermé cet échappatoire en Janvier 2013, mais « ont fait pression pour s’assurer que la législation … ne prenne pas effet pendant six mois ». Ils ont spéculé que l’administration voulait utiliser le retard comme une incitation à amener l’Iran à la table des négociations sur son programme nucléaire, ou pour apaiser son allié turc dans la guerre civile syrienne. Le délai a permis à l’Iran d’accumuler des milliards de dollars de plus en or, ce qui compromet davantage le régime des sanctions ».

La décision américaine de mettre fin au soutien de la CIA pour les livraisons d’armes en Syrie a exposé Erdoğan politiquement et militairement. « L’une des questions à ce sommet en mai était le fait que la Turquie est le seul moyen de fournir les rebelles en Syrie » a dit l’ancien responsable du renseignement. « Elles ne peuvent pas venir par la Jordanie, car le terrain dans le sud est grand ouvert et les Syriens sont partout. Et elles ne peuvent pas venir par les vallées et les collines du Liban – on ne peut pas être certain de qui on rencontrerait l’autre côté ». Sans le soutien militaire des États-Unis pour les rebelles, l’ancien responsable du renseignement a déclaré, « le rêve d’Erdogan d’avoir un état client en Syrie s’évapore et il pense que nous en sommes la raison. Lorsque la Syrie gagnera la guerre, il sait que les rebelles sont tout aussi susceptibles de se retourner contre lui – où peuvent-ils aller d’autre? Alors maintenant, il aura des milliers de radicaux dans son jardin. »

Un consultant du renseignement américain m’a dit que quelques semaines avant le 21 Août, il avait vu une information hautement classifiée préparée pour Dempsey et le secrétaire à la défense, Chuck Hagel, qui décrivait « l’inquiétude aiguë » de l’administration Erdoğan au sujet des perspectives décroissantes des rebelles. L’analyse mettait en garde sur le fait que les dirigeants turcs ont exprimé « la nécessité de faire quelque chose qui précipiterait une intervention militaire des États-Unis ». A la fin de l’été, l’armée syrienne avait encore l’avantage sur les rebelles, a dit l’ancien responsable du renseignement, et seulement la puissance aérienne américaine pourrait inverser la tendance. À l’automne, l’ancien responsable du renseignement poursuivit, les analystes du renseignement des États-Unis qui continuaient de travailler sur les événements du 21 Août « ont senti que la Syrie n’était pas derrière l’attaque au gaz. Mais le « gorille de 500 livres ?» (le « monstre ») l’était, comment cela se fait-il? Les turcs ont été immédiatement suspectés, parce qu’ils avaient tous les éléments pour y arriver ».
Pendant que des données interceptées et autres données relatives aux attaques du 21 août étaient recueillies, la communauté du renseignement a vu des preuves pour étayer ses soupçons. « Nous savons maintenant que c’était une action secrète prévue par les gens d’Erdogan pour pousser Obama à franchir la ligne rouge», a déclaré l’ancien responsable du renseignement. «Il fallait que cela dégénère en une attaque au gaz dans ou près de Damas, lorsque les inspecteurs de l’ONU » – qui sont arrivés à Damas le 18 Août pour enquêter sur des utilisations antérieures du gaz – étaient là. L’accord était de faire quelque chose de spectaculaire. Nos officiers supérieurs ont été informés par la DIA et autres moyens de renseignement que le sarin a été fourni via la Turquie – qu’il ne pouvait arriver là qu’avec le soutien de la Turquie. Les Turcs ont également dispensé une formation dans la production et la manipulation du sarin. » La majeure partie des informations permettant cette évaluation provenait des Turcs eux-mêmes, par l’intermédiaire de conversations interceptées dans le sillage immédiat de l’attaque. « Les preuves principales étaient les réjouissances et le contentement turcs après l’attaque relevé dans de nombreuses données interceptées. Les opérations sont toujours planifiées de manière super-secrète, mais tout part en fumée quand il s’agit de s’en vanter après. Il n’y a pas de plus grande vulnérabilité que lorsque les auteurs réclament de la reconnaissance pour leur succès. » Les problèmes d’Erdogan en Syrie seraient bientôt terminés:« le gaz s’échappe et Obama dira ligne rouge et l’Amérique attaquera la Syrie, ou au moins, c’était l’idée. Mais ça ne s’est pas passé de cette façon. »

Apres l’attaque de la Turquie, les renseignements ne sont pas arrivés jusqu’à la Maison Blanche. « Personne ne veut parler de tout cela » l’ex-responsable du renseignement m’a dit. « Il y a une grande réticence à contredire le président, bien qu’aucune analyse de la communauté du renseignement n’ait soutenu sa précipitation à condamner. Il n’y a pas eu un seul élément de preuve supplémentaire de l’implication syrienne dans l’attentat au sarin produit par la Maison Blanche depuis que le bombardement a été annulé. Mon gouvernement ne peut rien dire parce que nous avons agi de manière tellement irresponsable. Et puisque nous avons tenu Assad responsable, nous ne pouvons pas revenir en arrière et accuser Erdoğan.

La volonté de la Turquie à manipuler les événements en Syrie à ses propres fins semblait avoir été démontrée à la fin du mois dernier, quelques jours avant le premier tour d’élections locales, quand un enregistrement, prétendument d’Erdoğan et ses associés, a été publié sur YouTube. Il comprenait des discussions au sujet d’une opération sous faux pavillon qui justifierait une incursion de l’armée turque en Syrie. L’opération était centrée sur le tombeau de Suleyman Shah, le grand-père du très vénéré Osman I, le fondateur de l’Empire ottoman, qui est près d’Alep et a été cédée à la Turquie en 1921 lorsque la Syrie était sous la domination française. Une des factions rebelles islamistes menaçait de détruire la tombe en tant que site d’idolâtrie, et l’administration Erdoğan menaçait publiquement de représailles s’il lui arrivait quoi que ce soit. D’après un rapport de Reuters portant sur la conversation ayant fait l’objet de fuites, une voix censée être celle de Fidan parlait de créer une provocation: « Maintenant, regardez, mon commandant [Erdogan], si l’on veut avoir une justification, j’envoie quatre hommes de l’autre côté. Je leur fais lancer huit missiles sur un terrain ouvert [dans le voisinage de la tombe]. Ce n’est pas un problème. La justification peut être créée. » Le gouvernement turc a reconnu qu’il y avait eu une réunion nationale de sécurité sur les menaces émanant de la Syrie, mais a déclaré que l’enregistrement avait été manipulé. Le gouvernement a ensuite bloqué l’accès du public à YouTube.

À moins d’un changement majeur de politique par Obama, l’intrusion de la Turquie dans la guerre civile syrienne est susceptible de continuer. « J’ai demandé à mes collègues s’il y avait un moyen d’arrêter le soutien continu d’Erdoğan aux rebelles, surtout maintenant que ça va si mal » m’a dit l’ancien responsable du renseignement. « La réponse a été: « Nous sommes foutus. » Nous pourrions en parler publiquement si c’était quelqu’un d’autre que M. Erdoğan, mais la Turquie est un cas particulier. C’est un allié de l’OTAN. Les Turcs ne font pas confiance aux occidentaux. Ils ne peuvent pas vivre avec nous si nous menons une démarche active contre les intérêts turcs. Si nous rendions public ce que nous savons sur le rôle de M. Erdoğan avec le gaz, ce serait catastrophique. Les Turcs diraient: « Nous vous détestons pour nous dire ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire. » »

4 April 2014

[1] Front Al-Nosra, également dénommé Jabhat al-Nosra ou Nosra « Front pour la victoire du peuple du Levant »), est un groupe djihadiste de rebelles armés affilié à Al-Qaïda, apparu dans le contexte de la guerre civile syrienne. À partir de novembre 2013, il prend également le nom de al-Qaïda Bilad ash-Sham « al-Qaïda au Levant » (AQAL. Il est dirigé par Abou Mohammad Al-Joulani. Il est en passe devenir en 2013 le plus important groupe rebelle de la guerre civile syrienne. Il est également doté d’une branche libanaise, qui revendique un attentat commis à Beyrouth en janvier 2014.

[2] Seymour « Sy » Myron Hersh est un journaliste d’investigation américain, né le 8 avril 1937 à Chicago, spécialisé dans la politique américaine et les services secrets. Il écrit notamment pour The New Yorker.

[3] Missile Russe SAM 7.


La Turquie provoque une crise régionale qui retarde l’offensive sur Mossoul

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Alors que la préparation de la bataille de Mossoul retenait l’attention de tous les observateurs, le Président Erdogan est intervenu avec violence, début octobre, dans les affaires intérieures de l’Irak, ouvrant une crise régionale et complexifiant davantage la délicate préparation de l’offensive sur Mossoul.

Alors que de profondes divergences de vues subsistaient entre Washington et Bagdad concernant l’emploi des milices shiites pour la libération de Mossoul, le Président Erdogan vient de commettre une ingérence sans précédent dans les affaires intérieures de l’Irak. Cette action complexifie encore plus le contexte régional et va contribuer certainement à retarder l’offensive sur Mossoul. En effet, ulcéré d’être tenu à l’écart de la préparation de cette offensive, le président Turc s’est livré en ce début du mois d’octobre à des provocations et des menaces inédites contre l’Irak et son premier ministre Haïder Al-Abadi.

Le Premier Ministre Haïder Al-Abadi entouré des chefs de l’armée irakienne

Le Premier Ministre Haïder Al-Abadi entouré des chefs de l’armée irakienne

Erdogan qui se rêve comme le nouveau Sultan Ottoman du Moyen-Orient considère que Mossoul, qui était un des joyaux de l’empire Ottoman, lui appartient toujours [1]. Le différend sur la présence de troupes Turques dans le Nord de l’Irak qui existait depuis plus d’un an, est devenu une crise grave le 2 octobre 2016 lorsque le parlement Turc a voté une loi autorisant l’Armée turque à intervenir en Irak et en Syrie. Le 3 octobre, Erdogan dans une interview à Rotana TV, une chaîne de télévision basée à Dubaï, donnait son avis sur ce que devrait être la composition ethnique de la ville de Mossoul, une fois libérée de l’EI : « Seuls les Arabes sunnites, les Turkmènes et les Kurdes sunnites pourront y rester » expatriant [2] ainsi de facto les chiites et les 35000 chrétiens qui y vivaient avant l’arrivée de l’EI. De son côté le premier ministre turc, Binali Yildirim, intervenait comme s’il soupçonnait le gouvernement irakien de vouloir chasser la minorité turkmène de Mossoul et mettait en garde contre « les tentatives de modifier la structure démographique de Mossoul », ce qui conduirait à « allumer le feu d’une grande guerre civile, d’une guerre sectaire ».

Le 5 octobre, Bagdad par la voix de son Premier Ministre réclamait, une fois de plus, le retrait de Bachika des troupes turques, qualifiées de « forces d’occupation » et menaçait : « L’aventure turque risque de tourner à la guerre régionale ». [3]

Le mardi 11 octobre, intervenant au 9e congrès de l’Organisation islamiste eurasienne à Istanbul, Erdogan a insulté le premier ministre irakien, Haïder Al-Abadi. Dans son allocution, retransmise par de nombreuses chaines de télévision, il traite le Premier Ministre irakien comme son vassal: « Reste à ta place ; tu n’es pas mon interlocuteur, tu n’es pas à mon niveau. Peu nous importe que tu cries depuis l’Irak, nous continuerons à faire ce que nous pensons devoir faire. L’armée de la République turque n’a pas de leçon à recevoir de vous. »

Cette crise entre Bagdad et Ankara complexifie la tâche du gouvernement américain pour qui la reconquête de Mossoul devait être exclusivement menée par les troupes irakiennes appuyées par la coalition. De leur côté, les peshmergas ne voulaient pas participer à l’assaut d’une ville non Kurde. Dans le plan américain, les peshmergas comme les milices shiites ne seraient utilisées qu’à des opérations de soutien autour de la ville, comme ce fut le cas durant la bataille de Falluja pour les milices shiites.

Mais cette position politique du gouvernement américain, destinée d’une part à rassurer l’Arabie Saoudite ainsi que les dirigeants et les de chefs des tribus sunnites de l’Irak et, d’autre part, à éviter d’éventuelles exactions contre les populations libérées qui terniraient la fin du mandat d’Obama, n’est pas de nature à créer un rapport de forces favorable à une reconquête rapide de Mossoul alors que le Président américain voudrait annoncer cette victoire avant la fin de son mandat. De leur côté, les milices shiites de l’Organisme de Mobilisation Populaire rejettent le plan américain et déclarent qu’elles participeront à la reprises de Mossoul et que personne ne pourra les en empêcher.

Les Etats-Unis ont porté leur participation à 6 500 conseillers militaires et ont accru leur aide en armement. Le contingent américain constitue 90% des forces de la coalition bien que la France ait renforcé sa participation en réengageant le porte-avions Charles de Gaulle dont dès le 30 septembre, 8 Rafales ont mené un raid sur la ville de Mossoul.

Un autre élément essentiel complique la préparation de l’offensive. C’est le sort des 1,5 millions d’habitants de Mossoul qui, dans leur majorité, avaient accueilli favorablement l’Etat islamique, lassés par les exactions de l’armée et de l’administration irakienne. Ils attendent aujourd’hui avec impatience cette libération tout en craignant d’en être les premières victimes. En effet, cette reconquête pose un problème humanitaire sans commune mesure avec ceux que les autorités ont déjà rencontré lors des libérations précédentes de Faluja et de Ramadi. En fait, tout dépendra de l’esprit de résistance dont feront preuve les combattants de Daech. Les informations à ce sujet sont souvent contradictoires et font penser que la guerre psychologique bat son plein d’un côté comme de l’autre. Ainsi, une des inconnues de cette opération sera la capacité de Daech à éviter une fuite massive des habitants de la zone des combats lorsque l’offensive sera lancée. Du côté de l’armée irakienne, on se prépare à accueillir un million de fuyards dans lesquels pourront se cacher des djihadistes.

Pendant ce temps, la classe politique irakienne danse sur un volcan

Le climat politique reste toujours aussi tendu entre le parlement irakien et le gouvernement d’Haider Al-Abadi et aussi entre les différents partis chiites qui composent la Coalition Nationale ainsi qu’entre Erbil et Bagdad malgré la visite du Président Barzani dont la légitimité est contestée par une partie des Kurdes qui lui reprochent de s’accrocher à son siège bien que son mandat soit terminé depuis près d’un an. Alors que Daech contrôle encore plusieurs localités et des villes irakiennes comme Mossoul, Ana, Rawa, Kaïm, Tall’afar, Hatra, et Hammam Al-Alil, que trois millions d’Irakiens sont déplacés du fait de la guerre et que le rétablissement de l’autorité de l’Etat se heurte à la mainmise des groupes et des milices extrémistes shiites dans les localités et les territoires libérés, la vie politique à Bagdad ressemble à une danse sur un volcan.
En septembre, les séances d’audition des ministres tenues par le parlement irakien ont repris leur cours. Elles ont concerné le ministre irakien des finances, le Kurde Hochiar Zebari, qui occupait auparavant le poste de ministre des affaires étrangères. Le parlement a voté contre lui une motion de censure donnant suite aux accusations de corruption lancées par les députés shiites du parti de l’Etat de droit et appuyées par le président du parlement, le Sunnite Salim Al Joubouri, favorable à cette motion. A Erbil, dès le lendemain du vote, Hochiar Zebari, a accusé l’ancien premier ministre irakien Nourri Al-Maliki et ses partisans pro-iraniens au sein du parlement irakien, de lancer des accusations sans fondement. Estimant que les délais juridiques n’ont pas été respectés lors de la procédure de la séance de motion de censure, il a annoncé qu’il se pourvoirait devant la justice irakienne pour contester cette décision. Pour les observateurs politiques, cette révocation de Hochiar Zebari qui est l’un des dirigeants important du Parti Démocratique du Kurdistan, PDK, et le neveu de Massoud Barzani, va envenimer davantage les relations entre les deux coalitions shiite et kurde. En effet, il est probable que le ministre des finances soit en possession de documents compromettants concernant Nourri Al-Maliki et qu’il n’hésitera pas à les dévoiler. Cette motion de censure va ralentir les discussions sont en cours avec le FMI en vue de l’octroi de prêts financiers importants indispensables à la survie de l’Etat irakien.

Le mois de septembre a aussi connu la nomination pour un an d’Amar Al Hakim, président du Conseil Islamique Suprême, à la tête de la Coalition Nationale shiite qui comprend les formations politiques shiites de Nourri Al-Maliki (Etat de droit), d’Ibrahim Al-Jafaari (Parti de la Réforme), de Muktada Sadr (Courant Sadriste) et bien sûr d’Amar Al-Hakim (Conseil Islamique Suprême). Cette nomination est considérée par les milieux shiites comme la dernière chance d’éviter un éclatement de cette coalition qui aggraverait encore plus le risque de guerre civile en Irak.
Pour couronner le tout, en septembre la situation sécuritaire à Bagdad et dans les 6 gouvernorats où Daech mène ses opérations a continué de se dégrader après une amélioration en aout. C’est le fait des attentats (808 morts) mais aussi des actes de banditisme en augmentation constante. Les victimes des attentats se répartissent géographiquement ainsi suivant les gouvernorats : Nineveh :241 ; Salahuldein :164 ; Al Anbar : 160 ; Bagdad : 138 ; Kirkuk :78, Diyala : 12 ; Bassora : 9 ; Maysan : 6.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

[1] En effet cette ville fut rattachée à l’Irak à la fin de la première guerre mondiale. Les Turcs, qui étaient dans le camp des vaincus contestèrent cette décision avec véhémence, jusqu’en 1923.

[2] Mossoul : Erdogan multiplie les critiques contre le gouvernement irakien.

[3] L’Irak met en garde la Turquie contre un risque de « guerre régionale ». La présence de 2 000 soldats turcs dans le nord de l’Irak, dont plusieurs centaines sur la base de Bachika, au nord-est de Mossoul, où, depuis 2015, des combattants sunnites locaux (milice Hashd al-Watani) et des peshmergas sont entraînés, est une source de tension permanente entre les deux pays.


Il ne peut y avoir de paix en Syrie tant que les terroristes d’inspiration wahhabite ne sont pas tous éliminés

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09-10-2010
1. En qui concerne la Syrie … est-il encore d’accord sur une solution politique en Syrie ?

Toutes les guerres finissent plus ou moins vite. En Syrie il ne peut y avoir d’accord durable que si on met autour d’une table toutes les parties prenantes qui ont un poids réel dans la solution du conflit. Malheureusement Daech, Al-Nostra et la branche armée des Frères Musulmans qui sont inspirés par le wahhabisme ne peuvent accepter un compromis avec les polythéistes et les incroyants (takfir) sans renier leurs croyances. Ils doivent continuer leur da’wa et leur djihad jusqu’à l’instauration d’un État islamique en Syrie. La solution politique ne pourra exister réellement qu’après la destruction totale de ces groupes.

2. Voyez-vous que la trêves en Syrie est une solution … Quelle est votre opinion sur la trêves ?

La trêve ne doit avoir qu’un seul but permettre l’évacuation des zones de conflit des civils et des blessés. Elle ne peut donc être que de courte durée et très encadrée de façon à ne pas permettre aux terroristes de se ravitailler.

3. La Libye… Quel est le rôle de la France a l’issue libyenne en générale et qu’est ce qu-elle fait pour résoudre la conflit entre la gouvernement de al Seraj er Hafter en Libye ?

La France a perdu pour l’instant avec la politique actuelle de notre gouvernement toute crédibilité car elle a poursuivi l’illusion d’un printemps arabe qui n’a existé qu’en Tunisie et a fait, sans le vouloir, le jeu des Frères Musulmans en Égypte et des groupes terroristes proches d’Al-Qaïda en Syrie. Aujourd’hui après les attentats qui ont frappé la France la seule politique qui est vraiment perceptible est la lutte armée contre l’État islamique. Je ne suis pas sûr que le Président Hollande ait à ce jour révisé sa vision erronée sur la nature des luttes qui se déroulent actuellement au Moyen-Orient. En revanche en Libye je crois que les milices issues de la révolution libyenne sont profondément nationalistes ou régionalistes et qu’elles ne laisseront pas l’État Islamique s’installer durablement en Libye. Une solution politique est donc possible dans un système politique où l’État respecte les particularismes régionaux et locaux. Je pense que l’Italie est mieux placée que la France pour jouer le rôle de médiateur.

4. Votre opinion a loi de « JASTA », la loi qu’ les États-Unis revendique pour juger l’Arabie saoudite et l’effet de la loi sur la relation saoudienne-américaine ?

La campagne présidentielle américaine a été l’occasion de révéler que pour au moins un des trois avions du 9/11 (celui qui s’est écrasé contre le Pentagone) des agents des services secrets saoudiens étaient impliqués. Cela autorise donc les victimes à demander des réparations financières à l’Arabie Saoudite. Et aux États-Unis quand la machine judiciaire est lancée et qu’il y a à la clé, pour les citoyens et pour les avocats qui les défendent, beaucoup d’argent à gagner, il n’y a pas d’exemple où un véto présidentiel puisse aboutir à un arrêt des poursuites judiciaires et des demandes de réparation.

La relation des États-Unis avec l’Arabie Saoudite était déjà tendue après l’accord nucléaire avec l’Iran mais les saoudiens ont trop besoin de la protection américaine pour rompre leurs relations. Un seul pays pourrait remplacer les États-Unis comme protecteur c’est la Chine. Mais je ne suis pas sûr qu’elle ait aujourd’hui la volonté qu’effectuer cette relève.

5. Et enfin la stratégie française face au la terrorisme et l’effet d’issue de terrorisme sur les candidats d’élection présidentielle ?

Pour moi, il y a clairement une volonté de se battre et de neutraliser les terroristes mais la France n’a pas encore compris que ce n’était pas suffisant et que c’est aussi contre la da’wa wahhabite qu’il faut se mobiliser. Je pense qu’une partie des candidats de droite à l’élection présidentielle ont compris cet enjeu.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

Source : www.shorouknews.com


Analyse de la situation politique et militaire en Irak mi-septembre 2016

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Synthèse générale

Malgré des succès très nets contre Daech remportés en juillet et en aout par les forces irakiennes appuyées par les frappes de la coalition, la situation politique à Bagdad continue de se complexifier à cause de la lutte d’influence que se livrent les Etats-Unis et l’Iran, notamment au sein du Parlement irakien dont la seule vocation semble être de paralyser l’exécutif sur fond d’attaques réciproques de corruption.
Cette situation politique ne peut que peser sur le calendrier de l’offensive finale contre Mossoul, d’autant plus qu’un certain nombre de défenses intermédiaires sont encore à franchir avant de parvenir dans les faubourgs de la grande ville du Nord.

Situation politico-militaire

Le combat contre Daech

En août, la reprise de contrôle des villes du gouvernorat d’Al Anbar s’est poursuivie. La ville de Khalidyia, 30 000 habitants située au bord de l’Euphrate à 80 km à l’ouest de Bagdad, a été reprise à Daech à la suite de combats acharnés. 800 hommes de Daech dont des étrangers ont été tués dans cette bataille, selon le commandement des forces irakiennes. Les forces irakiennes ont encore à s’emparer de trois villes le long de l’Euphrate pour libérer totalement la province d’Al Anbar: Rawa (20 000 h) où le mufti de Daech, Rawa Abu Hajar, aurait été tué par une frappe aérienne, Anah (30 000h) et Al-Qaïm, ville frontière avec la Syrie.

Par ailleurs, les combats préliminaires à la reprise de Mosul se sont poursuivis durant l’été.

Le 9 juillet, les troupes irakiennes ont pu reprendre la base aérienne d’Al-Qayyarah, au sud de Mossoul, dont l’aérodrome servira de base logistique dans l’offensive sur Mossoul.

Le 23 août, prise de la ville de Qayyarah (80 000 habitants).

Au Sud de cette ville, Daech tient toujours dans le district de Sharkat les villes d’Al Sirqat sur le Tigre et de Hawija (30 000h) qui sont des villes sunnites, entrées en résistance contre le gouvernement de Bagdad et l’occupant américain presque depuis le début de l’offensive américaine. Les forces irakiennes et les Pechmergas les encerclent et leur conquête n’est plus qu’une question de jours.

Par ailleurs, il semble qu’un accord politique ait été trouvé entre Bagdad et Erbil pour libérer Mossoul. Un commandement commun pour l’offensive va être mis sur pied. Mais l’accord prévoit qu’il n’y aura aucun changement sur les frontières actuelles du Kurdistan après la prise de la ville, ce qui laisse penser que les Pechmergas se contenteront d’assurer l’encerclement de la ville au Nord et à l’Est mais ne feront pas tuer leurs meilleurs combattants pour reprendre du terrain qu’ils auront à abandonner ultérieurement, d’autant plus que la menace Turque est présente à leur frontière Ouest et Nord.

L’armée irakienne compte aujourd’hui environ 50 000 hommes. 25 000 d’entre eux devraient participer aux combats de libération de la ville. Les Américains ont en Irak environ 5 000 hommes qui remplissent des fonctions de renseignement, de coordination aérienne, d’instruction et de conseil opérationnel plus quelques détachements de forces spéciales. En face, Daech dispose d’environ 10 000 combattants, retranchés dans Mossoul. La prise de Mossoul n’est donc pas envisageable par la seule armée irakienne à moins d’un effondrement complet de l’Etat islamique.
irak-18-09-2016

L’imbroglio politique

Deux autres questions épineuses restent à régler. La participation des milices chiites à la reprise de Mossoul et le remplacement éventuel du Ministre sunnite de la Défense Khalid Al Obaidi qui a démissionné mi-aout à la suite de la motion de censure votée contre lui par le parlement irakien. En effet, ce dernier, lors de son audition devant le parlement irakien, a accusé de corruption plusieurs parlementaires. Dès le lendemain les députés ont voté une motion de censure contre lui par 142 voix contre 102 forçant Khalid Al Obaidi, sunnite originaire de Mossoul, à démissionner.
Cette crise politique survient au plus mauvais moment alors que les préparatifs pour la reprise de Mossoul sont en cours. Selon le dirigeant chiite Moifak Al-Rubaï, les américains avaient expressément demandé aux présidents des groupes parlementaires de ne pas démettre le Ministre de la Défense de ses fonctions. Le vote de cette motion de censure démontre que, dans le jeu d’influence que se livrent à Bagdad les Etats-Unis et l’Iran, c’est ce dernier pays qui tient la corde.

De plus, derrière ce jeu politique se cache le problème du commandement de l’armée irakienne et de la place des milices chiites et notamment celles de l’Iran. L’Iran ne veut pas que l’armée irakienne soit trop forte pour des raisons historiques (guerre Iran-Irak 1980-1988) et souhaite qu’elle soit placée sous le commandement unique de l’Etat-Major des Forces de Mobilisation Populaire qui regroupe les milices chiites irakiennes, à l’instar du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique en Iran. Dans cette affaire les Etats-Unis n’ont pas une position claire. Certes ils veulent une armée irakienne efficace mais ils ne veulent pas d’une armée irakienne trop forte et trop bien équipée pour ne pas rompre les rapports de force politique et militaire dans la région.

Situation sécuritaire

En juillet, Bagdad a connu l’attentat le plus meurtrier et le plus sanglant de son histoire. Le 3 juillet, dans la nuit du samedi au dimanche, un camion frigorifique (comme à Nice) mais ici bourré d’explosifs incendiaires a explosé dans un marché tuant plus de 300 personnes, notamment enfants et femmes, et occasionnant beaucoup de blessés graves. En juillet, le total des morts par attentat se focalise presque entièrement dans 5 gouvernorats sur 18 et s’élève à 865 tués dont 385 à Bagdad.

En aout après des mesures très énergiques prises à Bagdad, le nombre des victimes par attentats a été divisé par deux, s’établissant à 510 dont 90 à Bagdad ; Nineveh 170 ; Al Anbar 140 ; Salahuldein 100 et Diayal 10. Bagdad qui représentait en juillet 45% du nombre des morts n’en représentait plus que moins de 20% en aout.

Néanmoins, la dégradation de la situation économique et la guerre contre Daech font que les crimes et délits sont en forte hausse dans Bagdad et créent un sentiment d’insécurité généralisé. Il ne se passe pas un jour sans que plusieurs meurtres, attaques à main armée et enlèvements pour obtenir des rançons soient effectuées. La police et l’armée, focalisées dans la lutte contre les attentats, semblent totalement impuissantes à enrayer la montée du crime organisé.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL


Entre attentats ciblés et conflits inter-étatiques, quelles sont les véritables menaces qui pèsent sur nos sociétés aujourd’hui ?

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Atlantico : Suite aux différents attentats survenus au cours de ces derniers mois, l’attention des Etats visés semble s’être éloignée d’autres situations, notamment en Mer de Chine. Pourtant, quelle est la menace la plus sérieuse, entre des attentats comme celui de Nice, ou de Dallas, et un conflit en Mer de Chine ?

Jean-Bernard PINATEL : On ne peut pas répondre simplement à votre question pour plusieurs raisons. Premièrement parce qu’ une menace se caractérise par plusieurs critères : sa nature, sa gravité et sa probabilité d’occurrence. Sa nature peut être climatique, militaire, idéologique. Sa gravité : met-elle ou pas en cause nos intérêts vitaux en tant que nation voire de citoyen du monde ? Sa probabilité d’occurrence : est-elle actuelle, à moyen-terme ou à long terme ? On ne peut donc mettre en parallèle ou comparer l’attentat de Nice et celui de Dallas. Celui de Nice est lié étroitement à la prédication wahhabite que l’on a laissé s’installer et proliférer en France et dont encore beaucoup d’hommes politiques et d’intellectuels sous-estiment encore aujourd’hui l’importance du risque qu’elle engendre. L’attentat de Dallas est l’expression de la lutte raciale qui dans les Etats du Sud des Etats-Unis n’a jamais été complétement éradiquée.

Deuxièmement la hiérarchie des menaces dépend du point de vue auquel on se place. Pour l’Etat américain, les deux menaces sont importantes. Le problème racial combiné avec le débat sur l’immigration que Trump a souhaité placer au cœur de sa campagne est une menace pour la démocratie américaine. La question de la mer de Chine confirme la montée en puissance de la Chine et sa volonté de contester les règles du droit maritime établies par les puissances européennes. Sur le fond de ce dossier, les tensions de la Chine avec ses voisins sont récurrentes et proviennent du fait que la Chine a une vision extensive de sa zone d’exclusivité économique (ZEE) fondée sur des facteurs historiques qui ne sont pas pondérés de la même façon par jurisprudence internationale actuelle, d’inspiration occidentale et que la Chine conteste. Le premier différend concerne les îles Senkaku/Diaoyu. [1] Il met aux prises les deux premières puissances régionales Chine et Japon ainsi que Taïpé. Il a une importance stratégique pour la Chine car les SNLE chinois passent au Nord ou au Sud de cet archipel pour gagner les eaux profondes du Pacifique. Sur le plan du droit maritime international la position chinoise est défendable. Ce qui n’est pas le cas pour le second différend territorial en mer de Chine méridionale. Il concerne, en effet, différents archipels et îles de la mer de Chine méridionale, revendiqués en totalité ou en partie par la Chine, Taïwan, le Viêt-Nam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. Il s’agit des îles Spratleys, des îles Paracels, des îles Pratas, du récif de Scarborough et du banc Macclesfield. C’est le différend concernant l’archipel Spratly qui recèle le plus de risques de crises graves entre la Chine et ses voisins, du fait de l’intérêt en termes économique et stratégique pour la Chine mais aussi de son éloignement géographique du territoire chinois (environ 1000km) alors qu’il est 5 à 10 fois plus proche des Philippines, de l’Indonésie, du Brunei et du Vietnam, ce qui rend ses revendications plus difficilement acceptables pour ses voisins.

Le risque dans cette affaire est que ces différends régionaux ne se règlent pas par la négociation et débouchent, comme dans le passé, sur des affrontements armés. Le risque d’escalade en crise mondiale est lié à la volonté des Etats-Unis de s’impliquer sur ce théâtre à la demande ou pas d’un des Etats riverains. Cependant la probabilité pour qu’une crise mondiale débouche sur une guerre mondiale est quasi nul du fait du risque nucléaire.

Peut-on vraiment hiérarchiser les risques à l’encontre du monde que l’on connait aujourd’hui ? Quels sont les critères à prendre en compte (localement et mondialement) pour réaliser un « classement » objectif des priorités ?

On ne peut pas hiérarchiser les risques à l’encontre du monde car il n’existe aucune menace perçue avec les mêmes niveaux de gravité et de probabilité d’occurrence par tous les grands acteurs internationaux que sont les Etats y compris malheureusement sur la question de la gravité, de l’urgence et des moyens à affecter pour limiter le changement climatique mondial.

Ainsi, du point de vue de l’establishment américain et des lobbies qui contrôlent le pouvoir politique à Washington, la première menace est le risque de perdre la primauté mondiale qu’ils exercent sans partage depuis l’effondrement de l’URSS. Pour cela ils développent une stratégie permanente visant à attiser les tensions en Europe, au Moyen-Orient et en Asie ce qui leur permet de justifier auprès des citoyens américains le maintien d’un budget militaire de 597 milliards de $ en 2015, qui est supérieur au total de ceux des autres grands acteurs mondiaux [2]. Grâce à ce budget militaire, ils disposent d’une puissance sans égale. Ils en retirent des bénéfices extraordinaires comme celui de pouvoir fabriquer de fausses menaces [3], de déclencher sans véritable opposition de la communauté internationale une intervention militaire comme ce fut le cas en 2003 en Irak. De tenter de réinstaller une guerre froide en Europe en pratiquant la désinformation directement ou via l’OTAN sur la menace Russe. Cette crise et les actions de désinformation qui visent à empêcher tout rapprochement entre l’Europe et la Russie qui menacerait leur suprématie mondiale ont été dénoncées par plusieurs hauts responsables militaires [4] et diplomatiques [5] européens. Bien plus les Etats-Unis s’arrogent le droit d’espionner les dirigeants du monde entier y compris leurs meilleurs alliés comme ce fut le cas pour Angela Merkel ; de déstabiliser des régimes qui s’opposent à leurs objectifs stratégiques et économiques comme en Syrie ou en Amérique latine ; de tuer partout dans le monde grâce à leurs drones toute personne qu’ils décident de qualifier de terroriste. Ce qui nous menace c’est que par absence de vision, désinformation ou corruption les dirigeants européens s’alignent peu ou prou sur les positions américaines. Ils empêchent ainsi à l’avènement d’un monde réellement multipolaire qui est le seul type d’organisation mondiale avec le respect de quelques grands principes [6] qui peut conduire à un monde plus stable.

Ce chaos mondial masque, de mon point de vue, la menace la plus grave pour la France et l’Europe qui découle de la volonté des théologiens wahhabites d’installer dans nos pays des Etats islamiques guidés la charia [7]. Depuis le milieu du XVIIIème siècle ils poursuivent le but de convertir par la prédication et le djihad, le milliard et demi de musulmans à leur vision de l’islam mais aussi tous ceux qu’ils considèrent comme des polythéistes (les catholiques qui adorent Dieu mais aussi la sainte vierge par exemple) et des apostats (les laïques). Le wahhabisme auquel son inspirateur Ibn Abd al-Wahhab, un théologien ,qui est né dans un oasis proche de Riyadh, a donné son nom est une doctrine religieuse qui prône le retour aux débuts de l’islam dans l’application rigoureuse des faits et gestes du prophète sans accepter de les relativiser par les acquis de la civilisation. Face à la corruption des élites, comme la réforme en son temps, cette doctrine exerce une attraction puissante sur les masses musulmanes confrontées à l’enrichissement et à la corruption financière et religieuse des potentats locaux. Mais Ibn Abd al-Wahhab a vite compris qu’il ne pourrait atteindre son objectif religieux par la seule prédication, il a donc fait alliance avec un émir Muhammad Ibn Saoud qui était habité par un désir de puissance et de conquêtes et dont les descendants dirigent l’Arabie Saoudite. Pour moi c’est la principale menace à laquelle nous avons à faire face du fait de sa nature (qui peut se comparer à une guerre psychologique), de sa gravité (elle menace l’essence même des valeurs de nos sociétés) et de son occurrence (les ressources du pétrole donnent à l’Arabie Saoudite depuis le milieu des années 70 les moyens de financer ce prosélytisme). Cette vision radicale de l’Islam et son prosélytisme s’attaquent directement aux valeurs qui fondent nos états démocratiques (la séparation de l’église et de l’Etat, l’égalité homme femme, les droits de l’homme et notamment des enfants ; etc). Si nous ne voulons pas en comprendre l’origine, sa nature, son but ultime (le califat mondial), ses modes d’action nous risquons insensiblement, pas à pas, de limiter puis d’abandonner les valeurs sur lesquelles nos civilisations se sont construites. L’affaire du burkini est à ce titre exemplaire car les wahhabites veulent par ce type de provocation savamment dosée nous faire accepter leur vision de la femme.

A ce jour, quelles sont les situations les plus préoccupantes ? Terrorisme, Mer de Chine, Sahel, tensions dans les grands lacs…quels sont les « situations » qui devraient attirer l’attention de nos dirigeants ?

Pour moi ce n’est ni le terrorisme ni les situations de crises dans certaines régions du monde qui sont vraiment préoccupantes car on saura toujours maintenir le risque que représente le terrorisme à un niveau acceptable sans pour autant bouleverser notre façon de vivre. Ce qui a été fait en matière de sécurité pour l’Euro, les fêtes de Bayonne ou le feu d’artifice du 15 aout à Biarritz montre que c’est possible de prévenir ce risque sans rien changer à notre mode de vie en acceptant seulement quelques contraintes. Pour les situations de crise entre Etats, le risque nucléaire les maintiendra toujours à un niveau régional ou local et de plus nous avons acquis une grande expérience dans leur gestion.

Ce qui est nouveau et dangereux pour moi c’est le risque de soumission à un ordre religieux rétrograde qu’il ne faut pas confondre avec tous les autres courants de l’Islam mais qui est issu de l’un d’entre eux le hanbalisme. C’est donc aux musulmans d’agir mais ils ne le feront que si de notre côté nous arrêtons de soutenir la vision impérialiste de l’establishment des Etats-Unis et ses interventions permanentes dans les affaires du monde. Cette vision des intérêts des Etats-Unis qu’incarne Hilary n’est pas celle du peuple américain tant dans le camp démocrate que dans celui des républicains comme le montre y compris dans leurs excès les débats actuels de la primaire américaine.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

Source : ATLANTICO.

[1] Le conflit en mer de Chine est une crise qui implique les Etats riverains de cette mer au sujet de 2 groupes d’iles et de récifs coraliens. La première crise concerne îles Senkaku/Diaoyu sont constituées de cinq îles inhabitées, dont la plus grande fait seulement 3,5 km2 et les autres quelques dizaines d’hectares. Ce groupe d’îles inhabitées est situé à 200 km au nord-est de Taïwan qui les réclame également ; à 400 km au Sud-Est des côtes chinoises et à 400 km au Sud-Ouest de l’île d’Okinawa (située elle-même à 600 km au Sud-Ouest du Japon.

[2] Chine (145) + Russie (67) + Grande-Bretagne (56) + Inde (48) + France (47) + Japon (41) + RFA(37) données de l’ IISS de Londres qui publie chaque année Military Balance.

[3] Le budget des 16 agences de renseignement américain est égal au total du budget de la Défense de la Fédération de Russie.

[4] Lors de son audition devant l’Assemblée nationale le 31 mars 2015, le directeur du renseignement militaire (DRM), Christophe Gomart, a relaté comment, au plus fort de la crise en Ukraine en 2014, les Etats-Unis ont, au travers de transferts de renseignement au sein de l’OTAN, tenté de faire croire aux Européens que les Russes allaient envahir l’Ukraine de manière imminente. Le 16 avril 2015, le général Skrzypczak, Conseiller au ministère polonais de la défense, s’est entretenu avec le magazine polonais Gazetta Prawna et a déclaré ne plus soutenir Kiev à cause d’une loi ukrainienne glorifiant les milices nazies qui massacrèrent 80 000 Polonais en Volhynie et en Galicie pendant la seconde guerre mondiale.

[5] Le Figaro

[6] Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; la non intervention dans les affaires intérieurs d’un Etat, etc.

[7] La charî’a constitue le corpus de normes et de règles doctrinales, sociales, culturelles et relationnelles de l’Islam révélées par Mahomet, «dernier Prophète de Dieu».


On a raté la marche !

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René Neyret, ancien ingénieur de la DCAe, avait écrit cet article en octobre 2012 pour la revue de la DGA. Le saut effectué sans parachute par l’américain Luke Aikins a ravivé les souvenirs de ces moments partagés ensemble en 1987 pour ramener en France le record du monde d’altitude de saut en chute libre et il vient de me l’envoyer.

Je publie cet article pour apporter un éclairage sur la décision de ne pas aller jusqu’au bout de ce programme. C’est Jacques Chevallier, le Directeur Général de l’Armement de l’époque, qui avait toujours été contre ce défi mais qui avait dû se soumettre à la volonté d’Alain Giraud et qui a œuvré pour l’arrêter à la dernière marche. Il a profité de l’alternance de Mai 1988 pour proposer à Jean-Pierre Chevènement de le stopper car il le jugeait à tort, depuis le début, ce défi dangereux pour l’image de la DGA en cas de mort du parachutiste. L’argument financier ne tenait pas en Mai 1988 car 95% du coût du programme avait été réalisé.

Ce manque de courage collectif pour assumer les risques du progrès et des défis qui y sont attachés est pour moi la principale cause de la stagnation économique et le chômage que connait la France aujourd’hui.

Le parachutiste autrichien, Félix Baumgartner vient de battre le record du monde de saut en altitude.

Il s’est élancé d’un ballon gonflé à l’hélium d’une altitude de 39 000 mètres. D’après son équipe Red Bull, il a également franchi le mur du son, Il devient ainsi le premier homme à dépasser les 1300 km/h en chute libre.

En apprenant cette nouvelle sur France Inter, ce dimanche matin, 14 octobre 2012, je ressens un immense sentiment d’injustice de frustration et même de colère.

Mon téléphone sonne en permanence. Quelques bons amis m’appellent, certains fidèles, pour me soutenir : « Ç’aurait dû être vous, quel dommage ! », d’autres plus badins : « Tu t’es fait avoir par l’autrichien ! »

Ce record est celui que la France aurait dû battre en 1988. L’histoire débute en septembre 1987, Grande Halle de la Villette à Paris – Nuit des Réussites. Une rencontre improbable entre Alain Prieur, ouvrier-boulanger de 38 ans, reconverti en cascadeur et le ministre de la défense André Giraud.

Alain venait de présenter une vidéo de son saut sans parachute au Burkina Faso. Le film ayant plu au ministre et l’ayant impressionné, ce dernier lui promet de l’aider si un de ses projets concerne son ministère.

L’aventure démarre, quelques jours plus tard, dans le bureau du chef de cabinet du ministre où Alain Prieur présente son projet de record du monde de saut en altitude. Son but : faire mieux que le record de l’époque détenu par le capitaine américain, Joseph Kittinger avec un saut de 31 333 mètres et une chute libre de 25 816 mètres. Alain veut ajouter une marche supplémentaire à celle inscrite sur la nacelle américaine : « This is the highest step in the world ! » Une marche française de 38 000 mètres. L’opération aura pour nom de code S38.

Pour cela il faut un ballon stratosphérique gonflé à l’hélium – 500 000 m3, la taille d’un terrain de football. Le CNES dispose de ce type de ballons pour les mesures météorologiques. Une nacelle, l’Air Liquide est un bon spécialiste des nacelles étanches. Une combinaison et un casque pressurisés, ceux utilisés par les pilotes de Mirages et fabriqués par Zodiac-Aérazur devraient convenir. Cette société fournira également les parachutes nécessaires au chuteur et à la nacelle qui doit être récupérée. Il sera enfin indispensable se procurer un système d’alimentation en oxygène et de climatisation, spécialités de la société Intertechnique.

L’équipe de projet est dirigée par la DGA – j’eus l’honneur d’être choisi pour animer le groupe – et comprend des personnels ingénieurs, techniciens et ouvriers du CEV, du CNES, de l’Air Liquide, d’Aérazur, et d’Intertechnique.

La maîtrise d’œuvre est confiée au général Jean-Bernard Pinatel chef du SIRPA, j’en assure la maitrise d’ouvrage pour le compte de la DGA. Le CEV teste, valide les matériels et assure l’ensemble des examens médicaux.

André Giraud continue de soutenir fermement ce projet et adresse des courriers aux présidents des sociétés leur demandant leur soutien – qu’ils accordent naturellement –, ainsi qu’au chef d’Etat-major des Armées. Le projet progresse rapidement, chez les industriels mais également au CEV, où des essais en vol sont effectués depuis, des hélicoptères.

Alain découvre un monde qui est lui totalement inconnu. Jusque-là son métier de cascadeur consistait essentiellement en des sauts à moto au-dessus d’obstacles les plus farfelus : 25 voitures, 16 autobus, un chalet d’altitude, un avion en vol… Une douzaine de séjours à l’hôpital et presque autant de comas.

Il avait à cette époque, effectué une dizaine de sauts sans parachute. Cette cascade extrêmement risquée – elle a provoqué sa mort quelques années plus tard – consistait en la transmission d’un parachute entre deux chuteurs, l’un en possédant deux, l’autre, Alain Prieur, n’en possédant pas.

La collaboration entre l’institution et cet homme simple et plein d’allant donne des résultats étonnants. Grâce à son charisme, Alain est rapidement devenu la mascotte du projet. Les personnels acceptent – et même proposent – de travailler le dimanche, pour que le projet avance plus vite.

L’équipe d’une quarantaine de personnes, dont une dizaine d’ingénieurs du CEV, travaille dans l’enthousiasme. Ce projet est unique, car il est à la fois étroitement lié aux métiers et compétences des participants et complètement en dehors du champ habituel d’application. Notamment par la présence des médias : nombreux journaux nationaux, participation de TF1 qui devait retransmettre le saut en direct dans le journal de la mi-journée.

Tout cela débouche, le 26 septembre 1989, sur le saut d’un mannequin entièrement équipé de capteurs de vitesse, accélération, température, vibrations et aussi de caméras fixées sur le casque et sur la nacelle. Le lancement se déroule au centre du CNES d’Air-sur l’Adour.

Le lancement, au petit matin, dans une légère brume, du ballon stratosphérique est un moment magique. Je me souviens encore avec émotion des applaudissements de l’équipe réunie à cette occasion.
La montée à 38 000 mètres dure plus de deux heures, l’ouverture de la porte et le largage du mannequin se fait par télécommande. À 16 000 mètres d’altitude les radars de Mont-de-Marsan indiquent une vitesse de 160 mètres par seconde au moment précis où nous entendons le double bang du passage du mur du son. Les quatre minutes de chute libre et l’ouverture automatique du parachute à 1 500 mètres d’altitude précèdent une arrivée au sol en douceur retransmise en direct par la caméra fixée sur le casque du mannequin. Cette même caméra qui montrera des images saisissantes de la courbure de la terre et de ces 35 000 mètres de chute libre.

Les dépouillements des résultats des enregistreurs montrent sans équivoque qu’un homme aurait parfaitement pu exécuter ce saut sans aucun dommage, y compris le passage du mur du son.
Malgré cela le 13 février 1989, le ministère de la défense prend la décision de se retirer du projet. La situation de rigueur budgétaire le conduit à consacrer son budget à sa mission essentielle. La note du nouveau ministre Jean-Pierre Chevènement, indiquant qu’il ne voit que des avantages à ce que le projet puisse se poursuivre si les autres partenaires souhaitent le prendre en charge, sera sans effet.

Ainsi s’est terminée cette aventure proposée par un modeste et charismatique boulanger-pâtissier-cascadeur et soutenue par un ministre qui souhaitait redorer l’image de l’institution.

En relisant aujourd’hui le dernier roman d’Alain Prieur, « Cascadeur », j’ai envie de lui rendre hommage en citant sa préface empruntée à Georges Clémenceau: « Une vie est une œuvre d’art, il n’y a pas de plus beau poème que de vivre pleinement, échouer même est enviable pour avoir tenté. »

René Neyret


Contre l’islamisme, s’allier à la Russie et faire disparaître l’OTAN

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après le coup d’Etat manqué en Turquie, Erdogan se rapproche de Poutine tandis que Moscou et Washington semblent avoir trouvé un équilibre en Syrie. Pour le général Pinatel, les Etats européens devraient tenir compte de cette nouvelle donne.

FIGAROVOX - Recep Erdogan devrait rencontrer Vladimir Poutine en août dans la capitale russe. La Turquie est historiquement la base avancée du Sud de l’Alliance atlantique. Dans quelle mesure la nouvelle alliance entre Moscou et Ankara pourrait perturber l’OTAN ?

Général (2S) PINATEL - L’OTAN est une organisation issue de la Guerre froide entre l’URSS et l’Occident démocratique. Son maintien et son extension aux anciens pays de la CEI procède de la volonté des Etats-Unis de conserver ouvert le fossé entre l’Europe et la Russie. En effet si l’Europe et la Russie étaient alliées, elles leur contesteraient la primauté mondiale qu’ils ont acquise en 1990 à l’effondrement de l’URSS et qu’ils veulent conserver à tout prix. Mais la menace islamique a changé la donne. Cette menace, présente en Russie depuis les années 1990, s’est étendue à l’Europe en juin 2014 avec la proclamation du Califat par l’irakien Al Bagghadi puis récemment en Turquie quand Erdogan a dû fermer sa frontière à Daech après les attentats commis en France et les pressions que les américains ont du faire sur Ankara pour ne pas perdre le soutien de l’opinion européenne.

Dans ce contexte d’actes terroristes meurtriers, la déstabilisation du régime syrien et son remplacement par un régime plus favorable aux intérêts américains, européens, saoudiens et qataris passe au second plan face à l’urgence de maîtriser ce nouveau Califat qui menace la stabilité du Moyen-Orient et favorise la montée en puissance des partis nationalistes anti-atlantistes en Europe. Par ailleurs, l’intervention massive et victorieuse de la Russie en septembre 2015 pour soutenir son allié syrien contraste avec les hésitations ou le double jeu des Etats-Unis qui essaient de ménager tout le monde. Ils se condamnent ainsi à une faible efficacité opérationnelle qui, finalement, inquiète leurs alliés traditionnels et les poussent à ménager la Russie. Enfin les liens et les enjeux économiques entre la Russie et la Turquie sont très importants malgré une opposition géopolitique historique.

Plus que le rapprochement entre Moscou et Ankara, ce qui fragilise cette organisation, ce sont ces récents événements. Ils font la démonstration éclatante aux yeux des Français et des Européens que l’OTAN ne sert à rien face à la menace islamique. En revanche, la guerre efficace que même la Russie contre l’Etat islamique fait penser à de plus en plus de français et d’hommes politiques que la Russie est notre meilleur allié. Et cette évidence, acquise dans la douleur de nos 234 morts et de nos 671 blessés depuis 2012, devrait non seulement perturber l’Otan mais conduire à sa disparition ou à son européanisation complète car son maintien en l’état ne sert que des intérêts qui ne sont pas ceux de la France.

Que se passe-t-il aujourd’hui en Syrie ? Russes et Américains semblent se rapprocher ou à tout le moins se coordonner davantage, notamment sur la question du Front Al-Nosra, très présent près d’Alep. Un nouvel équilibre dans la région est-il en train de se constituer ?

Dès leur intervention en septembre 2015 sur le théâtre syrien, les Russes ont proposé aux Américains de coordonner leurs frappes contre Daech et Al Nostra. Mais les Américains ont refusé car au niveau politique, Obama voulait maintenir la fiction qu’il existait encore un potentiel de forces modérées sur le territoire syrien qui n’avaient pas été absorbées ou qui ne s’étaient pas alliées à Al-Nostra et qui ainsi pourraient prétendre, un jour, à être partie prenante à la table de négociation. C’est clairement une fiction contestée non seulement par la Russie, mais par d’autres voix y compris aux Etats-Unis. Ces experts affirment que les unités qui existent encore en Syrie servent d’interface avec Al Nostra à qui elles revendent les armes qu’elles reçoivent via la CIA. C’est le bombardement d’une de ces bases en Syrie par la Russie, qui a eu l’habileté de prévenir les américains à l’avance pour qu’ils puissent retirer en urgence les agents de la CIA présents, qui a permis ce rapprochement opérationnel. Il est clair qu’un nouvel équilibre est en voie de se constituer au Moyen-Orient. La Russie qui y a été historiquement présente est de retour en force. La Chine, et c’est une nouveauté, y pointe plus que son nez et la France qui y avait une position privilégiée de médiation, l’a perdue par suivisme des Etats-Unis.

Quelle pourrait être la place de l’Europe dans les relations avec ces deux grands pays que sont la Russie et la Turquie? Peut-on imaginer un nouvel équilibre sécuritaire aux marches de l’Europe ?

C’est vrai, nos portes orientales sont verrouillées par la Russie et la Turquie.

Avec la Russie nos intérêts économiques et stratégiques sont totalement complémentaires. La France a une longue histoire d’amitié avec la Russie que symbolise à Paris le pont Alexandre III et plus récemment l’épopée de l’escadrille Normandie Niemen que le Général de Gaulle avait tenu à envoyer en Russie pour matérialiser notre alliance contre le nazisme. Je rappelle aussi que c’est parce que l’armée allemande était épuisée par trois ans de guerre contre la Russie et la mort de 13 millions de soldats russes et de 5 millions d’allemands que le débarquement de juin 1944 a pu avoir lieu. Ce rappel ne veut en aucun cas minimiser le rôle des Etats-Unis et le sacrifice des 185 924 soldats américains morts sur le sol européen. Mais la volonté des Etats-Unis de restaurer un climat de Guerre froide en Europe qui se développe notamment au travers de l’OTAN ne sert que leurs intérêts et ceux des dirigeants européens qui sont soit des corrompus soit des incapables.

Avec la Turquie, c’est l’Allemagne qui a des relations historiques comparables aux nôtres avec la Russie. La Turquie et l’Allemagne étaient des alliés au cours des deux guerres mondiales car les allemands espéraient avec leur aide couper la route du pétrole aux alliés. Les Turcs de leur côté espéraient ainsi récupérer le contrôle du Moyen-Orient et notamment celui de l’Irak et de la Syrie.

Ce rappel historique met en évidence l’importance du couple franco-allemand pour définir une politique européenne commune face à ces deux puissances et éviter de revenir à des jeux du passé comme a semblé le faire récemment Angela Merkel avec l’affaire des réfugiés en négociant directement avec Erdogan sans se concerter avec ses partenaires européens.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL

Source : LE FIGARO

Auteur : Alexis FEERTCHAK


Réponses aux questions du Figaro

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Nous nous trompons sur la nature de la guerre qui nous est faite et la réponse que nous devons apporter doit être globale et commencer par une réévaluation de notre politique extérieure ainsi qu’un retour à l’application effective des valeurs qui fondent nos sociétés démocratiques, dévoyées par les pratiques actuelles de nos élites dirigeantes.

1) Que vous inspire la concomitance entre le défilé militaire le matin et l’attentat du soir ? Illustration de la guerre asymétrique ? Est-on préparé à cela ?

On n’est pas dans une guerre asymétrique on est dans une guerre de nature et d’inspiration religieuse : le wahhabisme qui mène une guerre civile mondiale pour l’unicité (tawhid) et contre les apostats du monde entier (les Occidentaux) et les musulmans polythéistes comme les chiites et les sunnites shirk (opposés à l’unicité, c’est à dire qui se réfèrent au prophète Mohamed au même titre qu’à Allah). Cette guerre, pour faire reconnaître que la révélation d’Allah, s’impose à tous et à toutes les autres lois se fonde sur la doctrine wahhabite. Nos responsables politiques sont des laïques et de ce fait sous-estiment totalement la dimension religieuse de cette da’wa (prosélytisme) wahhabite.
Ce n’est pas uniquement avec des forces armées que l’on vaincra le Califat d’Al-Baghadi. C’est en s’attaquant à la prédication wahhabite qu’on laisse s’exprimer dans une centaine de mosquées en France et qui réussit à convertir à ce courant réformiste et radical de l’Islam des musulmans sunnites, courant qui place le djihad comme un devoir premier.
On n’est évidemment pas prêts à cela. Car comment expliquer autrement l’erreur stratégique d’Obama et de François Hollande qui se sont lancés dans une déstabilisation du régime laïc d’Assad en Syrie, qui n’est certes pas le meilleur des chefs d’États mais qui luttait, comme le faisaient Saddam Hussein et Kadhafi en leur temps, contre ce fondamentalisme islamique et le terrorisme qu’il inspirait. Croire qu’au Moyen-Orient, où se joue depuis trois siècles une lutte religieuse sans merci entre les différents courants de l’Islam, que l’on pourrait remplacer les dictatures par des démocraties est une méconnaissance totale ou une arrogance immense. On a vu ce qui s’est passé en Égypte où, heureusement, l’armée a mis fin à l’aventure des frères musulmans qui ont le même objectif final que les djihadistes mais qui espèrent imposer l’État islamique en jouant le jeu démocratique.

2) Nombreuses sont les critiques de l’opération Sentinelle. Qu’en pensez-vous ? Cette mission appartient-elle vraiment aux compétences de l’Armée ? Concrètement, celle-ci est-elle efficace et ne soumet-elle pas les forces armées à une pression pour laquelle elle n’est pas préparée ? Que pensez-vous de l’extension de la réserve opérationnelle des Armées mener ces missions ?

L’opération sentinelle est une opération de sécurité subjective qui sert à rassurer les Français mais ne peut avoir, sauf coup de chance, d’efficacité objective car les terroristes ont le choix du lieu et du moment de l’attaque. Je fais confiance au chef d’État-major des Armées pour ne pas obérer la capacité d’action opérationnelle de nos forces en fixant un plafond non franchissable de la mise à la disposition de nos forces pour l’opération sentinelle. Les armées sont des forces de troisième catégorie et il est tout à fait légal de les utiliser en renfort des forces de police afin qu’elles puissent mieux assurer leur mission de maintien de l’ordre.

3) Les policiers présents ont tiré au pistolet sur le camion. Des armes lourdes comme des fusils d’assaut auraient-elles pu changer la donne ?

Non. Dans le cas de Nice on a négligé de couper les accès à la Promenade des Anglais par des défenses passives qui auraient pu être réalisées en barrant les rues d’accès par des autobus, des camions ou des véhicules de police. C’est ce qui est fait dans les pays où le terrorisme islamique sévit comme en Irak où l’accès aux objectifs sensibles est barré par des check points qui barrent les routes d’accès par des chicanes équipées de plots en béton.

4) Le « recul » de l’EI en Syrie et en Irak amènera-t-il Daesh à se transformer dans son mode de fonctionnement pour devenir comme Al-Qaïda, une organisation plus clandestine ? Si oui, comment répondre à cette menace future ?

La fin du califat par la prise de Mossul se fera au mieux en 2017 mais la prédication wahhabite ne s’arrêtera pas pour autant et trouvera toujours dans nos sociétés occidentales, où la perte de valeurs et de repères est immense, des jeunes pour se convertir et vouloir mourir en martyr. Le problème de nos sociétés occidentales est d’avoir oublié d’où elles venaient et croire que la laïcité et la démocratie étaient de nature à éradiquer l’extrémisme religieux. Mais cela ne serait possible que si nos sociétés et nos dirigeants étaient vertueux. Quand le coiffeur de François Hollande est payé deux à trois fois plus que les soldats et les policiers chargés de nous protéger comment voulez-vous que la jeunesse adhère à ce type de société ou, en outre, la spéculation financière est une source d’enrichissement plus rapide que la création de valeurs pour la société dans son ensemble ?

5) La société civile, bercée dans l’illusion d’une fin de l’histoire, est-elle préparée psychologiquement à ce retour de la guerre sur son propre sol ?

Non et c’est logique. Après l’effondrement de l’URSS nous avons confondu société de libertés et libéralisme et nous avons cru que s’ouvrait pour l’humanité une ère de paix à condition d’installer partout dans le monde des démocraties au besoin par la force des armes ou la corruption, comme les Américains l’ont fait dans les pays de l’Est. Mais la démocratie est une conquête des peuples que l’on ne peut imposer de l’extérieur et c’est cette méconnaissance du temps long de l’histoire et l’arrogance affichée par certaines soi-disant élites comme BHL qui nous a conduit à ces malheurs où des innocents ont payé le prix hier soir à Nice.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL


Analyse de la situation politique et militaire en Irak mi-juillet 2016

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Synthèse générale

La prise de Faluja le 26 juin à laquelle l’ensemble des forces irakiennes y compris les milices chiites [1] ont participé est une première victoire significative dans la guerre contre Daech en Irak. Elle aurait couté environ 2000 morts aux forces irakiennes et 500 morts aux djihadistes. La victoire de Faluja envoie un message fort à la communauté sunnite irakienne qui, marginalisée par la politique sectaire d’Al Maliki, avait accueilli avec ferveur les djihadistes de Daech. Elle vient d’apprendre à ses dépens que la communauté internationale et les puissances régionales ne permettront pas le maintien durable d’un califat au cœur du Moyen-Orient, ce qui peut avoir un fort impact sur leur soutien à Daech dans la région de Mosul.

Cette victoire qui se dessinait début juin a permis au premier ministre irakien de prendre une première décision qu’attendaient les manifestants et les partisans de Moktar al Sahr. Al Abadi a limogé plusieurs hauts responsables politiques, économiques, médiatiques et sécuritaires [2] accusés de corruption et de gaspillage de fonds publics et notamment le chef du service de renseignement irakien, Zuhair Al Gharbawi, qui n’a pas réussi à prévenir les attentats sanglants qui ont endeuillé Bagdad au printemps et qui après une accalmie en Juin se sont encore accentués début juillet.

La prochaine étape est désormais la libération de Mosul mais tout le monde s’accorde à dire qu’elle demandera des efforts d’une autre dimension, la troisième ville d’Irak étant 20 fois plus étendue que Faluja et défendue par 20 fois plus de djihadistes.

Les américains qui avaient officiellement lié leur appui à l’absence des milices chiites dans les troupes d’assaut sur Faluja devront une fois encore avaler leur chapeau ou/et pratiquer leur double jeu vis à vis de leurs alliés sunnites et en premier lieu de l’Arabie Saoudite : s’opposant officiellement et publiquement à la participation des milices chiites à la libération des villes sunnites et en l’acceptant tactiquement. En effet, sur le terrain il semble qu’il y ait eu un accord militaire tacite notamment avec l’Iran car les combattants des milices chiites irakiennes et iraniennes sont plus nombreux, mieux armés et plus aguerris que les combattants tribaux sunnites.

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Le premier Ministre Al Abadi sort renforcé par la victoire de Faluja et par sa décision de limoger de hauts responsables notoirement impliqués dans des affaires de corruption et de détournement de fonds.

De leur coté, les responsables de la communauté sunnites savent désormais qu’il n’y a pas d’autres issues que celle de s’entendre politiquement avec les chiites.

De même, la perspective d’un Kurdistan indépendant s’est éloignée du fait du refus des deux partis kurdes UPK et Changement d’accepter le coup de force du Président Barzani qui veut se maintenir au pouvoir en obtenant un troisième mandat présidentiel, ce qui est contraire aux lois en vigueur dans la province autonome. Le 25 juin, une délégation de Soulymanyia s’est rendue à Bagdad dans une tentative pour réduire l’influence de Massoud Barzani à Bagdad et de créer un cadre officiel des rapports de Soulymanyia avec les autorités irakiennes. La délégation était composé de la femme de l’ancien président irakien Jalal Talabani et de plusieurs chefs de son parti, UPK, et du parti de Changement. La délégation a déclaré au gouvernement irakien que désormais les deux partis kurdes, UPK et Changement, entreraient dans toute négociation avec Bagdad de façon indépendante par rapport au Parti Démocratique du Kurdistan, PDK, de Massoud Barzani. Cette prise d’autonomie de la région de Soulymanyia, proche de l’Iran, n’est pas pour déplaire à Téhéran qui soutiendrait l’instauration d’une nouvelle province autonome kurde à Soulymanyia. Quoiqu’il en soit cette division des Kurdes est une raison de plus pour que les Peshmergas ne s’engagent pas dans la reprise de Mosul.

Situation sécuritaire

La reprise de Faluja a fait diminuer la pression militaire contre Bagdad mais n’a tari qu’une des sources d’où partent les attentats dans la capitale irakienne. Les attentats à Bagdad continueront sans aucun doute parce que Falluja n’était pas la seule base de départ des djihadistes et des kamikazes. Ils sont présents au sein même de Bagdad et viennent du Nord de la province de Diyala.
Au mois de juin le nombre d’attentats reste élevé en Irak même s’ils ont diminué provisoirement à Bagdad pour bondir spectaculairement en juillet comme le montrera le décompte de fin juillet.
On dénombre en effet 550 morts par attentats en juin contre 742 en Mai. Les deux tiers d’entre eux se sont produits dans les deux gouvernorats d’Al Anbar (178) et de Nineveh (156). Le reste des tués par attentat se répartit ainsi : Salahuldein 76 ; Kirkuk 74, Bagdad 40, Diayala 16, Kerbala 10.

[1] Les milices chiites ont effectivement participé à la reprise de Faluja. Les 2000 combattants qu’elles avaient déployés ne se sont pas contentés de soutenir les forces armées irakiennes et d’encercler la ville. Ils ont été les premiers à entrer dans la ville.

[2] Ces révocations ont concerné aussi la directrice générale de la Banque Irakienne du Commerce, Hamdyia Al-Jaf, les directeurs généraux des banques publiques agricole, industrielle et foncière ainsi que ceux des deux banques Rafidain et Rashid, accusés de corruption et de détournements ainsi que le président du réseau irakien d’information, Jabar Al Shabout, accusé de corruption et d’incompétence.


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