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Guerre ou paix ? Russie – États-Unis se serrent la main devant les caméras tout en se montrant les dents sur le terrain

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Bien que la Guerre froide soit révolue, les Etats-Unis et la Russie continuent à entretenir des relations empreintes d’une grande méfiance. Dernier motif d’escalade des tensions en date : la volonté américaine de redéployer de façon permanente une brigade blindée de l’OTAN en Europe de l’Est.

Atlantico : Le secrétaire d’Etat américain John Kerry et le Président russe, Vladimir Poutine se sont rencontrés la semaine dernière et ont évoqué les situations de la Syrie et de l’Ukraine. Cette rencontre semblait témoigner d’un rapprochement entre les Etats-Unis et la Russie dont les relations se sont tendues ces derniers mois, sur les dossiers syrien et ukrainien notamment. Mais dans le même temps, Washington a annoncé vouloir redéployer de façon permanente une brigade blindée en Europe de l’Est.

Les signaux envoyés et décisions prises récemment s’inscrivent dans des dynamiques contradictoires. Pourquoi, selon vous, depuis la fin de la Guerre froide, la relation russo-américaine n’a-t-elle pas réussi à se délester du poids de la méfiance ?

Jean-Bernard Pinatel : La politique américaine peut sembler inconstante et dangereuse, et votre question reflète parfaitement l’impression qu’elle projette pour des observateurs étrangers.

Les États-Unis sont une démocratie dominée par des lobbies dont le pouvoir s’exerce via le Congrès américain. Ils conduisent tout président américain à des compromis dans la politique étrangère qu’il souhaite mener pour promouvoir les intérêts de la nation américaine. Ces lobbies génèrent 3 constantes immuables depuis 1991, dont le poids varie en fonction des circonstances et de la personnalité des dirigeants.

L’intérêt transcendant tous les autres, qui s’impose à tout président américain depuis 1991, est de conduire une politique étrangère visant à maintenir la primauté mondiale que les États-Unis ont acquise avec l’effondrement de l’URSS. Mais cet objectif doit être atteint en préservant les intérêts des lobbies qui dominent la démocratie américaine et dont le pouvoir s’exerce au Congrès. Trois lobbies exercent une influence déterminante sur la politique étrangère américaine. Le plus fort et dangereux est le lobby militaro-industriel, dénoncé le 17 janvier 1961 à la fin de ses deux mandats de président par le général Eisenhower dans une adresse solennelle à la nation américaine [1]. Le second, par son influence, est le lobby de Wall Street dont l’objectif est de faire tomber toutes les barrières commerciales et les frontières pour permettre aux capitaux et aux entreprises américaines de se développer mondialement. Enfin le lobby israélo-américain qui fait pression pour un soutien inconditionnel à Israël en toutes occasions, même les moins défendables, et qui influence la politique américaine au Moyen-Orient.

Mais la première constante dans la politique étrangère américaine, compatible avec les objectifs du lobby-militaro-industriel et des autres lobbies est d’empêcher la création de l’Eurasie, c’est-à-dire une alliance ou une coopération stratégique entre l’Europe et la Russie qui leur contesterait leur primauté mondiale. L’ancien conseiller national à la sécurité des États-Unis, Zbigniew Brzezinski, publia en 1997 sous le titre Le grand échiquier un livre où il soutenait la thèse selon laquelle « Pour l’Amérique, l’enjeu géopolitique principal est l’Eurasie ». Il explicitait ainsi sa pensée [2] : « Si l’Ukraine tombait, écrivait-il, cela réduirait fortement les options géopolitiques de la Russie. Sans l’Ukraine et ses 52 millions de frères et sœurs slaves, toute tentative de Moscou de reconstruire l’empire eurasien menace d’entraîner la Russie dans de longs conflits avec des non-slaves aux motivations nationales et religieuses. »

Toute la tension avec la Russie procède de cette analyse. Les États-Unis et l’OTAN jouent de la méfiance légitime des pays de l’Est européen avec la Russie. Ce qu’il y a de regrettable, c’est qu’Angela Merkel et François Hollande se sont mis à genoux devant les exigences américaines. Alors que les faits font conclure à tout analyste indépendant que ce sont les agissements américains qui sont les responsables du coup d’État de la place de Maïdan du 20 février 2014. C’est ce coup d’État qui a conduit à la démission du président pro-russe Viktor Ianoukovitch, entrainant la riposte de Poutine en Crimée et le climat de Guerre froide exploité par Washington pour déployer une brigade blindée en Europe de l’Est.

Malgré la volonté affichée par Obama au début de son mandat, le président américain n’a pas pu appuyer sur le bouton « reset » de la relation avec la Russie. Pourquoi ? A quels niveaux faudrait-il agir pour que la relation États-Unis/Russie se reconstruise sur des bases saines ?

Parce ce que la Russie, dans l’opinion américaine, est pour l’instant le seul adversaire crédible pour satisfaire les objectifs du lobby militaro-industriel qui est de maintenir un budget militaire mondial supérieur au total de celui de tous les autres grands acteurs du système international. Quelques chiffres permettent de concrétiser cette domination [3] : le budget américain de la Défense était de 640 milliards de dollars en 2013, supérieur au total des 9 autres budgets des pays suivants, dont ceux de la Chine (188 milliards de dolars), de la Russie (88 milliards de dollars) et de la France (61 milliards dollars – parité euros dollars de 2013).

Quant au budget des 16 agences de renseignement américain, il est équivalent au total du budget militaire de la Russie, soit 76 milliards de dollars [4] en 1973.

Néanmoins cette relation pourrait évoluer rapidement car la Chine apparait aux experts américains comme une menace de plus en plus crédible pour les intérêts économiques et stratégiques américains [5]. Ils surveillent notamment tout rapprochement stratégique entre la Russie et la Chine qu’ils ne peuvent accepter. C’est la seule option qui peut faire changer fondamentalement la position des États-Unis vis-à-vis de la Russie.

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Le graphique ci-dessus montre que la relation commerciale entre les États-Unis et la Chine devient de plus en plus déséquilibrée, ce que souligne le rapport au Congrès de la Commission chargée de suivre les rapports économiques et de sécurité des États-Unis avec la Chine.

En matière de sécurité, le même rapport conclut que les relations sino-américaines continuent de se détériorer.

Si la Guerre froide est révolue, certains officiels et experts se référent toujours aux schémas de l’époque bipolaire. Dans quels cercles sont-ils les plus présents et influents (à la fois aux États-Unis et en Russie) ? Est-ce une question d’âge ? Le renouvellement des élites et l’arrivée de nouvelles générations peuvent-ils laisser entrevoir une évolution des mentalités ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question d’âge. Il s’agit tout simplement d’intérêts au sens que le Premier ministre de la reine Victoria, Benjamin Disraeli (1804-1881) donnait à ce concept. Il considérait que les États n’ont ni amis, ni ennemis mais des « intérêts permanents ».

Tout le problème aujourd’hui dans nos démocraties est de savoir qui détermine réellement ces intérêts permanents : la nation souveraine au travers du suffrage universel ou les lobbies ?

Propos recueillis par Emilia Capitaine

[1] Nous devons veiller à empêcher le complexe militaro-industriel d’acquérir une influence injustifiée dans les structures gouvernementales, qu’il l’ait ou non consciemment cherchée. Nous nous trouvons devant un risque réel, qui se maintiendra à l’avenir : qu’une concentration désastreuse de pouvoir en des mains dangereuses aille en s’affermissant. Nous devons veiller à ne jamais laisser le poids de cette association de pouvoirs mettre en danger nos libertés ou nos procédures démocratiques. Nous ne devons jamais rien considérer comme acquis. Seul un peuple informé et vigilant réussira à obtenir que l’immense machine industrielle et militaire qu’est notre secteur de la défense nationale s’ajuste sans grincement à nos méthodes et à nos objectifs pacifiques, pour que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble.

[2] Traduit de Zbigniew Brzezinski, Die einzige Weltmacht – Amerikas Strategie der Vorherrschaft, Fischer Taschenbuch Verlag, pp.15/16.

[3] Le budget de Défense américain représentait en 2013, 640 milliards de dollars autant que le Budget réuni des 9 pays suivants : Chine (188), Russie (88), Arabie Saoudite (67), France (61), Grande-Bretagne ()58, Allemagne (49), Japon (49), Inde (48), Corée du Sud (33). Source SIPRI.

[4] En savoir plus : Le Monde : « Le « budget noir » américain rendu public ».

[5] 2015 REPORT TO CONGRESS OF THE U.S-CHINA ECONOMIC AND SECURITY REVIEW COMMISSION, novembre 2015 : « government’s efforts to address tensions in the U.S.- China relationship through bilateral dialogue continue to yield limited results. The latest Strategic and Economic Dialogue concluded with some progress on environmental and financial issues, but reached an impasse in addressing fundamental strategic and economic issues such as cybersecurity, anticorruption cooperation, and investment barriers to foreign firms in many industries ».

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