Analyse de la situation géopolitique, politique et militaire en Irak - 15 juin 2015
Contexte géopolitique et politique de la situation en Irak
14 ans après l’intervention illégale des États-Unis en Irak à laquelle la France de Jacques Chirac avait refusé de participer et un an après la prise de Mossoul par l’Etat Islamique, la fin du principe de l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation constitue le scénario le plus probable de l’avenir du Moyen-Orient.
En effet, 2015 marquera probablement la fin de l’objectif des États-Unis d’implanter par la force une démocratie en Irak dans laquelle les différentes communautés sont associées dans un pouvoir démocratiquement élu.
Face à la menace de l’extrémisme salafiste de Daech, soutenu par une majorité des tribus sunnites, ce sont les shiites extrémistes qui sont en passe de l’emporter. Comme dans toutes les autres minorités shiites du Moyen-Orient ils rêvent de créer ensemble un grand empire shiite dirigé par l’Iran et son Velayat-e faqih (Gouvernement du docte religieux).
En effet, il apparait clairement en ce début du mois de juin 2015 que les partis shiites irakiens au pouvoir ont abandonné l’objectif d’une réconciliation nationale et sont en majorité acquis à l’idée d’un gouvernement identitaire shiite sous l’influence directe de l’Iran [1]. Rien ne semble plus pouvoir faire détourner ces partis de cet objectif stratégique. Ils ont définitivement rangé dans les poubelles de l’histoire les principes et les règles de la démocratie, la constitution irakienne, le partenariat national, les accords politiques visant à respecter les spécificités ethniques et religieuses des irakiens.
En l’absence d’une intervention terrestre occidentale extrêmement improbable, la reconquête des gouvernorats sunnites, dans lesquels Daech a conforté son emprise avec la prise de Ramadi, capitale du gouvernorat d’Al-Anbar, ne pourra pas être le fait d’une armée nationale irakienne. Alors que les Etats-Unis s’efforcent de la reconstruire depuis 9 mois, après l’avoir stupidement dissoute en 2002, les forces irakiennes se sont débandées à Ramadi abandonnant à l’ennemi le matériel moderne qui venait de leur être livré.
Le califat, un an après sa proclamation par Abou Bakr al-Baghdadi, révèle un triple échec : l’échec de la stratégie politique et militaire américaine au Moyen-Orient ; l’échec des monarchies gériatriques du Golfe Persique qui ont contribué à l’émergence de Daech qu’ils espéraient utiliser pour renverser le régime d’Assad et le remplacer par un pouvoir sunnite ami ; l’échec de l’Europe et, au premier lieu de la France, qui ont cru à un printemps arabe et qui, diabolisant le régime d’Assad, sont co-responsables du départ de plusieurs milliers de jeunes européens en Syrie, générant, par un effet boomérang, une menace sur leur propre territoire.
Les seuls gagnant à l’heure actuelle sont les Kurdes. Vainqueurs en Irak dès lors qu’ils étaient correctement équipés les Peschmergas ont clairement démontré leur valeur militaire. Vainqueurs en Syrie où, malgré l’attentisme Turc, et avec l’aide des frappes américaines, ils ont repris Kobané. Vainqueurs en Turquie où, pour la première fois, ils rentrent en masse au Parlement et deviennent désormais une force politique sur laquelle Erdogan devra compter.
C’est aussi grâce aux Kurdes que l’on voit se dessiner une stratégie américaine alternative. En effet, le président de la province autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, a déclaré, le 6 mai, devant le Conseil de l’Atlantique Nord et l’Institut Américain pour la Paix que le Kurdistan indépendant était imminent et que ce processus était irréversible, soulignant toutefois qu’il faut l’envisager de façon pacifique. Au cours de ce déplacement à Washington, Barzani a effectué des entretiens avec le président américain Barack Obama et avec le vice-président Joe Biden portant sur la campagne militaire contre Daesh et sur le soutien américain aux Kurdes irakiens. A noter qu’à plusieurs reprises, le vice-président américain Joe Biden a laissé entendre qu’il était partisan d’un projet divisant l’Irak en trois entités autonomes : shiite, sunnite et kurde, projet qui était inscrit en filagramme dans le projet de budget pour la Défense préparé par le Congrès américain [2].
Pour les États-Unis, cette stratégie dont Joé Biden est partisan, aurait l’avantage de les faire sortir de l’ambiguïté actuelle d’un soutien à la fois aux monarchies sunnites et à un Etat irakien qui semble chaque jour un peu plus tourner le dos à une politique de réconciliation nationale avec les sunnites.
Situation militaire et sécuritaire
Le 17 mai, les combattants de Daech ont pris Ramadi à la suite de combats très violents. Selon des témoins oculaires, les combattants de Daech ont attaqué le bâtiment de la mairie de Ramadi, où
étaient retranchés les soldats irakiens, avec plusieurs voitures blindées piégées qui ont explosé à l’entrée de la mairie, tuant et blessant des dizaines de soldats irakiens. Ensuite, tous les autres bâtiments publics de Ramadi sont tombés entre les mains des combattants de Daech qui ont capturé aussi plusieurs soldats irakiens. Face à cette offensive rapide, l’armée irakienne a évacué son QG de Ramadi qui se trouvait sur le bord de l’Euphrate, à un kilomètre du siège du gouvernement local.
Quelques heures avant l’offensive de Daech, les avions américains avaient lancé des raids sur ses positions situées dans la région de Jazzera, tout proche de Ramadi et d’où est partie l’offensive sur Ramadi, démontrant une fois de plus que, sans troupes au sol voulant se battre, l’appui feu aérien ne peut être décisif.
Après cette débâcle, les Irakiens et les Américains ont accusé l’armée irakienne de fuir le combat.
Le 23 mai, l’armée irakienne s’est retirée aussi du poste frontière de Walid qui était le dernier poste-frontière avec la Syrie restant sous le contrôle des forces irakiennes. Désormais, tous les poste-frontières avec la Syrie se trouvent sous le contrôle de Daech, à l’exception d’un seul qui est sous le contrôle des Peshmergas kurdes.
Avant la conquête de Ramadi par Daech, un veto gouvernemental et américain s’opposait à l’envoi des milices shiites à Al-Anbar. Devant l’urgence, cette interdiction est levée. Bien plus, selon la presse irakienne, des armes lourdes iraniennes et des combattants iraniens se trouvent d’ores et déjà sur le territoire d’Al Anbar pour participer aux combats contre Daesh aux côtés des milices irakiennes pro iraniennes avec le soutien américain en renseignements et appui feu.
A la suite de la prise de Ramadi par Daesh, les craintes d’une attaque de Daesh sur Bagdad se sont fortement accrues au sein de la population d’autant plus que la capitale a connu, le 28 mai, une série d’attentats à la voiture piégée frappant les hôtels de Babel et d’Ishtar, au centre de Bagdad, faisant 14 morts et plus de 40 blessés. Deux voitures piégées garées dans les parkings de ces deux hôtels ont explosé quasi simultanément. Une troisième voiture piégée a été désamorcée sur le parking de l’hôtel de Babel.
Pour rassurer la population le Premier Ministre a déployé des forces armées et des milices shiites supplémentaires ainsi que des chars et des armes lourdes à l’ouest de Bagdad.
A Diyala, la situation sécuritaire est très confuse. Le rythme d’assassinats et d’enlèvements s’est beaucoup accéléré ces derniers jours. Il y avait aussi plusieurs attentats avec des engins explosifs contre des maisons et des mosquées sunnites.
Ces sont toujours les 6 mêmes gouvernorats qui subissent ces attentats [3] alors que dans les 12 autres la sécurité est assurée.
Cette situation sécuritaire n’altère que faiblement la production de pétrole située en majorité dans le Sud du Pays et dans le Kurdistan. Ainsi par les terminaux pétroliers du sud du pays, l’Irak a exporté, en moyenne, 2.55 millions b/j au cours des premiers 21 jours du mois de mai contre 2.63 millions b/j en avril précédent. Les exportations du nord, via le terminal turc de Jehan, et qui comprennent les bruts de Kirkuk et du Kurdistan ont atteint 500 000 b/j depuis le début de mai contre 450 000 b/j au mois d’avril. Au total, début mai, les exportations pétrolières irakiennes sont restées stables par rapport à avril : 3.05millions b/j contre 3.08 millions b/j. Les revenus pétroliers de l’Irak de mai sont estimés à environ 4 milliards de dollars.
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL, auteur de « Carnet de guerres et de crises 2011-2013 », Lavauzelle, Mai 2014 et de « Russie, alliance vitale », Choiseul, 2011.
[1] Limogeage du maire sunnite de Diyala et la nomination à sa place d’un Shiite membre de la milice Badr. Pour les Sunnites, il s’agit d’une poursuite de la politique de nettoyage démographique anti sunnite que les autorités shiites cherchent à appliquer en accord avec les Kurdes dans ce gouvernorat à majorité sunnite. Les sunnites sont évincés des postes importants bien qu’ils aient 13 sièges au conseil municipal du gouvernorat qui est composé de 29 sièges. L’Alliance des Forces Irakiennes qui regroupe les députés sunnites au parlement irakien a affirmé, le 27mai, dans un communiqué de presse que ce qui se passe à Diyala était très grave et qu’il constitue une réelle menace pour le partenariat national et une violation des accords politiques passés entre les protagonistes du processus politique. De même, à la demande du premier ministre Hyder Al Abadi, le maire de Ninive a été aussi démis de ses fonctions, le 28 mai, par un vote du parlement irakien, dominé par les Shiites.
[2] Le projet de la loi de défense annuel États-Unis, qui a été publié le 27 Avril par le House Armed Services Committee, exhorte le gouvernement américain à reconnaître les kurdes et les sunnites irakiens comme états séparés et à leur fournir au moins 25 pour cent des 715-millions de dollars d’aide prévue pour le gouvernement irakien au titre de l’aide de la lutte contre le groupe terroriste ISIL. Il propose même d’élever ce chiffre à 60 pour cent de l’aide, soit environ 429 millions de USD. Le texte du projet précise que les Peshmergas kurdes, les forces de sécurité tribales sunnites avec une mission de sécurité nationale, et les sunnites Garde nationale irakienne devraient être considérés comme un pays », ajoutant que cela « permettrait à ces forces de sécurité de recevoir directement de l’aide des États-Unis » : PressTV
[3] Al-Anbar, Dyala, Kirkuk, Niveneh, Salah Ad Din.