La sécurité énergétique à long terme de l’Europe et son destin en tant que puissance économique et politique nécessitent des choix géopolitique clairs et courageux
En s’alignant systématiquement sur les positions diplomatiques et stratégiques des États-Unis, l’Europe joue contre sa sécurité énergétique et favorise un rapprochement de la Russie avec la Turquie, leur livrant ainsi les clés de son approvisionnement en gaz naturel.
L’Europe ne peut pas à la fois faire l’impasse sur le nucléaire, sur le gaz de schiste et confier les clés de son approvisionnement en gaz naturel à deux pays, la Russie et la Turquie, avec lesquels elle n’a pas établi une alliance stratégique de long terme.
Quel est l’enjeu ?
Les investissements en matière énergétique sont très lourds et demandent du temps pour se traduire par une inflexion du mix énergétique et cela malgré une quasi-stagnation entre 2000 et 2010 de la consommation primaire d’énergie de l’Europe des 27 [1].
La consommation d’énergie primaire renouvelable, malgré les incitations politiques et financières mises en œuvre dans les 27 pays de l’Union Européenne, n’est passée sur cette période que de 5,6 à 9,8% du total de la consommation d’énergie primaire de l’Europe des 27 et pour laquelle la biomasse et l’énergie hydroélectrique représentent 86% du total, ce qui signifie que les autres sources renouvelables [2], dont on parle tant, ne comptent encore que pour 1,4% dans le mix énergétique européen [3].
Le graphique ci-dessous montre que la situation de départ des pays européens est très différentiée (cliquer pour agrandir l’image) :
Cette hétérogénéité des situations rend très complexe l’élaboration d’une politique commune. Néanmoins un certain nombre de tendances se dessinent [4].
Sur les années 2000-2010, sont en régression la consommation primaire de :
- charbon et de lignite de −8,7%. Sa part dans la consommation primaire d’énergie n’est plus en 2010 que de 15,9% (8,1% pour les cinq premiers pays de l’UE);
- pétrole et produits pétroliers de −6,6%. Sa part dans la consommation primaire d’énergie n’est plus en 2010 que de 35,1% (22,9% pour les cinq premiers pays de l’UE);
- chaleur nucléaire de −3%. Sa part dans la consommation primaire d’énergie n’est plus en 2010 que 13,4% (10,2% pour les 5 premiers pays de l’UE).
Ces trois sources d’énergie primaire représentaient encore en 2010 presque les deux tiers (64,4%) du mix énergétique européen.
Les sources d’énergie en croissance dans le mix énergétique de l’Europe des 27 sont :
- les énergies renouvelables dont la part, dans le mix total, reste très faible : 9,8%;
- le gaz naturel dont la part dans le mix énergétique a cru de 12% sur la période et qui représente 25,1% en 2010 de la consommation totale d’énergie primaire des 27 pays de l’UE.
Les choix géopolitiques qui en découlent
Les réserves prouvées de pétrole, qui n’augmentent pas sur la période, n’assurent plus au monde qu’environ 30 années de consommation avec le taux actuel de récupération des huiles dans les puits. Mais elles sont très largement réparties sur terre d’où une meilleure sécurité d’approvisionnement.
Inversement, les réserves mondiales de gaz naturel prouvées se sont accrues de 25% sur la période considérée. Elles sont proches de 200 000 milliards de m³ et assurent au moins 70 ans de consommation, sans compter les gaz de schiste. Mais elles sont très inégalement réparties.
En effet, 4 pays possèdent les 2/3 des réserves en gaz naturel du monde : la Russie : 45 000 milliards de m³ (22,5%); l’Iran : 30 000 milliards de m³ (15%); le Qatar : 25 000 mds m³ (12,5%), le Turkménistan : probablement 25 000 mds de m³ (12,5%) [5]. Les autres riverains de la Caspienne, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, auxquels il faut ajouter l’Irak, qui a une frontière commune avec la Turquie, représentent 5% de plus, environ.
A la lumière de ces faits, il est clair qu’accompagner la régression des sources d’énergies:
- rares, comme le pétrole;
- ayant des effets néfastes sur le climat en l’état actuel des technologies et du parc installé, comme le charbon;
- ou décrétées comme risquées par une population européenne conditionnée par une « gauche écolo » ignorante, comme le nucléaire
ne pourra être réalisée à un horizon prévisible (2050) sans un accroissement important du pourcentage des énergies renouvelables et du gaz naturel dans le mix énergétique européen.
Il est alors facile de constater, sur le plan géopolitique, que le gaz naturel qui approvisionnera l’Europe transitera en majorité et obligatoirement par 2 pays : la Russie et la Turquie.
Or, au lieu de faire de la Russie un partenaire stratégique, l’Europe et, en particulier les pays de l’Est européen [6], sont tombés dans le piège de la stratégie américaine qui veut maintenir à tout prix la division de « l’Heartland » pour pouvoir assurer un condominium planétaire avec la Chine, multipliant les provocations pour maintenir avivé le nationalisme russe [7].
Les Russes et les Turcs, rejetés par l’Europe, ont compris qu’ils détenaient les clés de sa sécurité énergétique et qu’ils sont en mesure de monnayer très cher cette position. Pour ce faire, ils sont en train de mettre sur pied ensemble un partenariat stratégique dans le domaine des gazoducs.
Dès 2005, inquiétés par les crises d’approvisionnement, liées aux crises entre la Russie et l’Ukraine, cornaqués par la Commission européenne, les pays de l’Est européen, désireux de réduire leur dépendance au gaz russe et à son acheminement via l’Ukraine, ont mis un pied un projet de gazoduc, Nabucco [8], qui devait permettre d’acheminer plus de 30 milliards de mètres cube de gaz par an de l’Asie Centrale vers l’Europe, via la Turquie et sans passer par la Russie.
La Russie, via Gazprom, a lancé immédiatement un projet concurrent South Stream [9], embarquant dans cette concurrence : ENI (Italie), EDF et BASF (Allemagne [10]). La Turquie, dont pourtant la compagnie nationale BOTAS était partie prenante du projet Nabucco, a autorisé la Russie, en décembre 2009, à faire passer son gazoduc South Stream [11] dans ses eaux territoriales de la Mer Noire. La construction de ce tuyau doit commencer dès cette année.
« Nabucco était dans le coma bien avant l’accord sur South Stream », affirme Necdet Pamir, ancien directeur adjoint de la compagnie d’hydrocarbures turque TPAO. « Mais personne n’ose dire que Nabucco est mort », ajoute-t-il à l’AFP [12].
Les Européens, en refusant de prendre les seules deux décisions stratégiques qui peuvent assurer leur sécurité énergétique (favoriser l’énergie nucléaire et/ou de bâtir une alliance avec la Russie), ne détiendront plus à l’avenir les clés de leur développement économique et acceptent ainsi de remettre leur destin et celui du monde entre les mains du condominium sino-américain.
Nous aurons l’occasion d’y revenir dans d’autres articles.
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL
[1] Elle n’a augmenté que de 1% entre 2000 et 2010.
[2] L’éolien, le photovoltaïque, la géothermie, les pompes à chaleur, le biogaz et les biocarburants.
[3] Pour les 5 plus grands pays : l’Allemagne, Espagne, la France, l’Italie et le Royaume Uni, ce pourcentage est passé de 2,6% à 5,4%.
[4] Source des chiffres : http://epp.eurostat.ec.europa.eu.
[5] A la suite de la réévaluation du gisement de South Lolotan par Gaffney, Cline & Associates : il pourrait contenir 21,2 milliers de milliards de m³.
[6] Qui sous l’influence américaine, à l’inverse de la réconciliation franco-allemande n’ont pas encore tourné la page de la guerre froide.
[7] Consulter mon dernier livre Russie, Alliance vitale, Éditions Choiseul, 2011.
[8] Capital réparti à hauteur de 16,67% entre OMV (Autriche), MOL (Hongrie), Transgaz (Roumanie), Bulgargaz (Bulgarie), BOTAS (Turquie), RWE (Allemagne).
[9] Gasprom - 50%, ENI - 20%, EDF - 15%, BASF - 15%.
[10] Qui a mis un pied dans les deux projets.
[11] Qui doit acheminer 63 milliards de m³ par an.
[12] AFP 05/02/2012 à 15:07.