France-Ukraine : la faute !
Francis Vallat : membre de l’Académie de Marine. Armateur pétrolier réputé, président d’honneur de l’Institut français de la Mer, président d’honneur et fondateur du « Cluster maritime français », président et co-fondateur de l’« European Network of Maritime Clusters ». Ancien représentant de la France au Conseil de l’Agence européenne de sécurité maritime (pendant 10 ans), dont il fut en 2005 Président en exercice et dont il a été 6 ans vice-Président.
Le général de Gaulle ne parlait jamais de l’URSS mais de la Russie. Homme de vision avant tout, il n’ignorait pas le poids incontournable de l’histoire. Et plus particulièrement celle des Nations, surtout lorsque celles-ci se sont forgées en plus de mille ans.
Or, que nous dit l’histoire s’agissant de la « crise ukrainienne » ?
- Au premier millénaire, le premier peuple slave est le peuple « Rous » de Kiev, ville qui devient le berceau de l’identité russe et la « mère de toutes les villes de Russie ».
- En 1654, le titre officiel des tsars est « Tsar de toutes les Russies », dont la « Petite Russie ». Et cette petite Russie deviendra l’Ukraine seulement quand apparaîtra le terme de Malorossiskaïa Oukraïna ou « Marche Petite russienne » (autrement dit « Marche de l’Empire », Ukraine venant du mot « kraïna », qui signifie «marche, limite»).
- L’Ukraine a toujours été le lien entre la Russie et l’Europe, et la Russie a toujours défendu l’Ukraine contre des invasions extérieures (Pologne, Autriche, Allemagne, France, Angleterre), cette défense étant elle-même constitutive de l’identité russe.
- La Crimée, elle, représente l’ouverture sur les mers chaudes toujours chèrement voulue par la Russie, nation sans accès aux mers libres de glaces, et fermée à l’Asie par l’immensité des steppes sibériennes. D’où les multiples conflits ou tensions (avant même la mise en œuvre occidentale de la stratégie d’endiguement) à l’ouest avec la Suède, la Pologne, l’Autriche, la Prusse ; au sud avec l’Empire ottoman et les peuples du Caucase ; sans parler – vers l’océan Indien – des crises avec l’Iran et l’Empire des Indes britanniques.
On ne peut donc faire semblant d’ignorer que pour les Russes, l’Ukraine a « toujours », mentalement au moins, fait partie de la Mère patrie. Essayer de modifier l’ordre millénaire des choses en se saisissant de l’opportunité offerte par la décomposition de l’État soviétique, était compréhensible ou contestable, c’est selon, mais ne pouvait vraiment réussir sur la durée qu’en évitant toute provocation ou « insulte à l’histoire » de la part des nations occidentales et des alliés « de l’Atlantique Nord ».
D’autres enseignements de même nature, et tout aussi incontestables, résultent de l’histoire plus contemporaine :
- Quand Nikita Krouchtchev (ukrainien dont il ne serait venu à l’idée de personne de dire qu’il n’était pas russe !) a offert la Crimée à l’Ukraine en 1954, il l’a offerte à une République soviétique sans pouvoir et sans autonomie, une « province » en fait, signant une décision qui était au plus « administrative » et sans conséquence politique. En fait, ça ne changeait rien au rattachement à la Russie * !
Il faut noter qu’en 1991, quand l’Ukraine a organisé un référendum sur son indépendance à l’égard de Moscou, la Crimée a voté à 54 % pour. Voir notamment à ce sujet l’article de Mathilde Gérard : « D’un simple décret, Khrouchtchev fit don de la Crimée à l’Ukraine en 1954 » in Le Monde.fr, 15 mars 2014.
- La guerre froide a renforcé et a rendu irréversible et stratégique la préoccupation réciproque, ancienne et permanente des « deux grands » de s’entourer de pays « amis » ou en tout cas fiables. Glacis soviétique d’un côté, tissu d’États américains plus ou moins « contrôlés » autour et par les États-Unis, émergence des doctrines dites de « containment ». Cette préoccupation – pas moins légitime, et pas plus paranoïaque, d’un côté que de l’autre – est même devenue un élément objectivement incontournable de la géopolitique contemporaine.
- Dans ce contexte la destruction du glacis protecteur de la Russie suivant l’implosion de l’URSS, mise à profit par les États-Unis (élargissement de l’Europe à l’Est, ouverture de l’Otan aux anciens pays du Pacte de Varsovie, accords militaires en Asie centrale) est loin d’être neutre. D’autant que simultanément les révolutions en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizstan ont souvent été financées par les Américains, qui ont ainsi soutenu des opposants aux régimes proches de Moscou.
- De même en est-il pour le programme Anti-missiles balistiques (ABM), aux frontières de la Russie, visant la Corée du Nord et l’Iran, et plaçant « incidemment » la dite Russie en situation de déséquilibre important face à la capacité de frappe nucléaire américaine.
On voit donc dès lors mal comment la Russie, humiliée par la disparition de son Empire et nostalgique de son glorieux passé, pourrait ne pas avoir l’impression insupportable de subir une politique d’encerclement par les États-Unis et ses alliés. Et on comprend pourquoi, aux yeux des Russes, évoquer simplement l’idée d’envoyer des bâtiments de guerre de l’Otan à Sébastopol ne pourrait que constituer une provocation intolérable (d’autant que cela supposerait l’assentiment actif d’un gouvernement « du glacis » auquel l’Europe occidentale et les États-Unis font avec insistance les yeux doux). Sans comparer avec l’Affaire de Cuba pour les Américains (contexte quand même différent), l’hyper « sensibilité » des Russes en général (gouvernants mais aussi citoyens) ne pouvait être une surprise… On a donc pris le risque de chatouiller l’Ours, en sachant fort bien qu’il allait/devait réagir… exactement comme l’auraient fait les Américains dans leur propre pré-carré !
D’autres aspects « internes » à l’Ukraine interpellent dans le même sens :
- En Ukraine, le parti Svoboda est important et détient trois ministères au sein du gouvernement. Son principal objectif est une réduction voire une suppression de l’identité russe présente en Ukraine. Rien à dire jusque-là même si l’on peut s’interroger sur les processus de cette nature, car c’est malgré tout la démocratie. Mais il se trouve que ce parti est composé en grande partie de militants néonazis et dispose de ses propres milices armées (présentes à Maïdan), tandis que le symbole de certains services du parti était un signe nazi jusqu’à il y a quelques mois (le logo du parti lui-même était un symbole nazi jusqu’en 2004).
- Sachant que les populations de l’Ouest de l’Ukraine ont soutenu le IIIe Reich pendant l’occupation allemande, jusqu’à se battre contre la Russie (comme par exemple la Division SS Galicie ou la collaboration au début de la guerre de l’Organisation des nationalistes ukrainiens avec l’Allemagne nazie), on peut comprendre que cette dernière doute des nobles raisons de principe données par nos États occidentaux – par ailleurs légitimement intransigeants chez eux sur le sujet – pour justifier leurs actions.
Dès lors la question essentielle est simple.
Nos médias, dans leur ensemble, pourraient avoir l’excuse de faire vertu d’une inculture historique. Attirés par la flamme de l’actualité à laquelle ils se brûlent, ils cachent la lumière qui pourrait les guider et nous éclairer. À l’exception d’une chaîne de télévision (Arte) qui diffuse une émission de décryptage des enjeux (« Le dessous des cartes »), ils vendent un produit industriel à péremption rapide. Et naturellement pour être plus rapides encore dans ce fast-food intellectuel, définissent a priori où sont les « bons » (nous) et où sont les « méchants » (Poutine en l’occurrence).
On doit en parallèle s’interroger sur la capacité des dirigeants européens, certes soumis à de multiples autres contraintes, à sembler négliger les leçons de l’Histoire, à en ignorer les réalités économiques et humaines. C’est la marche de plus en plus incontrôlable vers une escalade dangereuse tant sur le fond que sur la forme et on ne peut imaginer que d’autres préoccupations de court terme les animent.
De fait, nos gouvernants ne pouvaient pas ne pas savoir, et pourtant ils font sonner avec un bel ensemble les trompettes américaines, mettant en danger pour des décennies nos rapports avec un grand pays qui fait partie de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural ». Et ce, jusqu’à affaiblir son économie et les nôtres (via les sanctions), jusqu’à créer des situations conflictuelles dont nous n’avons pas fini de payer les conséquences collatérales à tous égards et tous azimuts (les navires Mistral étant, au mieux, un épiphénomène), jusqu’à faire en permanence ce qu’il faut à
tout prix éviter dans les relations entre États : donner avec arrogance des leçons tous azimuts, blesser, humilier, refuser un vrai dialogue musclé mais honnête (qui supposerait plus d’objectivité, y compris vis-à-vis de l’allié ukrainien lui-même). Le problème étant d’ailleurs beaucoup moins le fait d’avoir une attitude très ferme lorsque c’est approprié, que de l’éviter à tout prix lorsque ça ne l’est pas.
Je suis Français, je suis Européen, travaillant d’abord pour la France et pour l’Europe. Je suis démocrate. Je suis avant tout solidaire de mon pays quoi qu’il arrive, mais je suis à la fois furieux et triste que nos gouvernants parlent en chœur la langue de bois de la pensée unique, en n’évoquant jamais ce qui fait que le dossier « Ukraine-Crimée » est moins manichéen qu’ils le laissent croire.
Aujourd’hui Poutine, qui était contesté sur bien des fronts internes (environ dix milles personnes ont manifesté le 6 mai 2013), a tout le peuple russe derrière lui et ne cèdera jamais sur le fond. Je ne pense pas que c’était le but des démocraties ! Et en plus, elles ont pris le risque de lancer des oukases pouvant faire payer à tous (Ukraine, Russie, nos démocraties elles-mêmes) le prix de ce que l’on peut probablement appeler une sorte de mensonge, en tout cas par omission. Quel gâchis, et quelque part quelle honte, même si elle paraît justifiée par les sourires discrets de nos amis anglais et américains face à nos atermoiements !
Source : Revue Défense Nationale (T 605)