Analyse de la situation géopolitique, politique et militaire en Irak - 10 Septembre 2015
Au moment où les gouvernements occidentaux s’interrogent sur leur stratégie militaire, en aout, en Irak, les combats contre Daesh, qui compte dans ses rangs environ 30 000 combattants, ont continué dans les gouvernorats d’Al Anbar et de Salah Dine, causant de nombreux morts et blessés dans les rangs des deux parties. Les troupes pro-gouvernementales ont remporté quelques petites victoires dans les deux gouvernorats. Mais rien de décisif n’apparait possible avant longtemps. La bataille de libération de Mossoul et de Ramadi n’est certainement pas pour demain. Daesh grâce à la complicité d’Erdogan dispose avec 2 millions de dollars de revenus pétroliers par jour ce qui lui donne les moyens de durer contre l’armée irakienne et les milices shiites. Il est clair que l’on ne vaincra pas Daesh en Irak sans une réconciliation nationale entre Shiites et Sunnites. La victoire ne peut pas être que militaire. Elle doit être, d’abord, politique et morale.
Situation politique
C’est ce qu’ont voulu signifier au gouvernement les vastes manifestations pacifiques qui ont eu lieu à partir du 7 août dans la capitale irakienne et dans plusieurs grandes villes du centre et du sud du pays. Ce soulèvement [1] populaire est de nature laïque. Shiites, Sunnites, Kurdes, Chrétiens y participent ensemble. Ils exigent l’amélioration services municipaux et publics, notamment l’électricité [2], une lutte efficace contre la corruption financière et administrative, la mise en chantier de réelles réformes politiques dont la transformation du régime parlementaire actuel en régime présidentiel, la réduction du nombre des postes ministériels et parlementaires et la mise en jugement des responsables corrompus pour des actes commis depuis 2003. Lors de la prière de vendredi du 7 août, le porte-parole du grand chef religieux chiite, Ali Sistani, a exprimé le soutien de Sistani aux revendications des manifestants, demandant au premier ministre irakien, Haider Al Abadi, d’être courageux dans sa lutte contre la corruption [3] et approuvant les réformes politiques déjà annoncées par les gouvernement irakien.
Les victoires de Daesh à Mossoul, Al Anbar, Diyala et Salah Dine sont, selon les irakiens, essentiellement dues à la corruption financière qui gangrène l’institution militaire irakienne avec ses soldats (fantômes) et ses grades militaires vendus au plus offrant et à des personnes incompétentes.
Face à cette colère populaire le premier ministre Haider Al Abadi a pris plusieurs mesures. Il a interdit aux grands responsables irakiens de sortir du pays et a démis de leurs fonctions les trois vice-présidents de la république, Ayad Allawi, Nourri Al Maliki et Oussama Al Nejeifi, ainsi que les trois vices premiers-ministres. Il a aussi fusionné plusieurs ministères et en supprimé plusieurs autres pour alléger le fardeau administratif et réduire les dépenses publiques. Il a également réduit le nombre considérable des gardes du corps des responsables irakiens qui se comptent par milliers et a supprimé les privilèges financiers accordés aux trois présidences des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Enfin il se murmure à Bagdad que le précédent premier irakien Nourri Al Maliki serait traduit devant la justice pour la prise de Mossoul par Daesh en juin 2014.
Situation militaire et sécuritaire
Situation militaire
En aout, la situation militaire a très peu évolué malgré des combats intenses contre Daesh qui ont généré des pertes importantes des 2 cotés mais dont les chiffres ne sont pas communiqués. En effet, dès que l’armée irakienne et les milices chiites réalisent une petite avancée à un endroit, Daesh contre-attaque ailleurs. Ainsi, lorsque les troupes irakiennes ont remporté quelques succès tactiques à Al Anbar, Daesh a lancé une attaque à Béji, au nord de Salahuldein. A Faluja, ville de moins de 200 000 habitants, malgré le pilonnage systématique par artillerie et les raids des appareils irakiens et de ceux de la coalition, les troupes pro gouvernementales n’ont pas pu entrer dans la ville. Les combattants de Daesh y sont retranchés, empêchant les populations civiles d’en sortir afin de les utiliser comme boucliers humains. Par ailleurs, Daesh a aussi lancé plusieurs attaques suicides contre les généraux commandant les forces irakiennes de façon à les desorganiser. Le 27 août, le commandant-adjoint des opérations militaires d’Al Anbar, le commandant de la 10e division et le commandant d’une brigade de l’armée irakienne ont été tués ensemble par une attaque suicide à Al Anbar.
Situation sécuritaire
Le niveau de morts par attentat demeure à un niveau très élevé en Irak où l’on enregistre, en aout, 760 morts contre 815 en juillet 2015.
Alors que dans 12 gouvernorats du Nord et du Sud la situation sécuritaire est sous contrôle et calme, elle reste toujours aussi précaire dans les 6 gouvernorats [4] dans lesquels Daesh dispose du soutien de populations sunnites notamment ceux qui possèdent une frontière avec la Syrie (Al Anbar et Nineveh).
Deux attentats très meurtriers ont contribué à tirer vers le haut le bilan sécuritaire de Bagdad et de Diayla. L’attentat le plus meurtrier a eu lieu, jeudi le 13 août, dans un marché bondé de fruits et légumes, situé à l’est de Bagdad, au quartier de Jameela. Il a fait 76 morts et plus de 200 blessés [5]. A Diyala, un attentat par voiture piégée a eu lieu le 10 août dans un marché populaire situé au village de Hoeder, à 8 km de la ville de Bakuba, faisant 50 morts et 60 blessés.
Par ordre décroissant on note la répartition suivante : Bagdad, 187 morts. AL Anbar, 181 morts. Nineveh, 177 morts. Salahuldein, 79 morts. Diyala, 70 morts. Kirkuk, 68 morts.
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL, auteur de « Carnet de guerres et de crises 2011-2013 », Lavauzelle, Mai 2014 et de « Russie, alliance vitale », Choiseul, 2011.
[1] La Place Tahrir qui est actuellement le théâtre des manifestations à Bagdad avait déjà connu des manifestations identiques en 2011. Les Kurdes avaient déjà, eux aussi, manifesté en 2012 et en 2013. Ils ont aussi manifesté le 12 août, à Soulymanyia et à Erbil pour revendiquer l’amélioration des services publics mais aussi pour s’opposer, dans leur grande majorité, à un troisième mandat présidentiel du président sortant du Kurdistan, Massoud Barzani et pour exiger des réformes politiques dans la province autonome. Le 14 août, une grande manifestation a éclaté à Kirkuk pour revendiquer des réformes politiques et la mise à la porte de certains membres corrompus du conseil municipal du gouvernorat. Plus tard, des manifestations ont eu lieu aussi dans des localités du gouvernorat de Diyala comme Bakuba et Khalis, pour demander aussi des réformes politiques.
[2] Tout au long de toute cette période, le citoyen irakien n’a vu aucune amélioration dans le service de l’électricité. Plus de 60 milliards de dollars y ont été dépensés depuis 2003 sans amélioration notable. Même constat pour les réseaux de transport et d’eau potable. Quant au chômage, il est à un niveau catastrophique.
[3] La corruption financière et administrative est, en effet, endémique au nouvel Etat irakien mis en place par les Etats-Unis et jusqu’aux niveaux les plus élevés. L’Organisation Mondiale de la Transparence de l’ONU considère l’Irak comme l’un des pays du monde les plus corrompus (170ème rang sur 174) . Le mécanisme de corruption en Irak commence par le gouvernement et le parlement irakiens qui se sont accordés des privilèges et des salaires très élevés et ont votés des milliards de dollars pour des projets de reconstructions qui n’ont jamais vu le jour. De nombreuses commissions d’enquête ont été constituées mais jusqu’à présent, aucun responsable irakien n’a été inquiété.
[4] Al Anbar (chef lieu Ramadi), Nineveh (chef lieu Mossul), Bagdad, Salah al Din (chef lieu Samara), Kirkuk et Diyala (chef lieu Baqubah).
[5] Selon un rapport confidentiel, le gouvernement irakien savait qu’il y aurait un attentat dans ce marché mais il n’a rien fait pour l’empêcher. A cet égard, le 14 août, le président de la commission parlementaire Sécurité et Défense au parlement irakien a déclaré que cet attentat de Jameela ferait tomber des têtes.