Mars 2015 : La situation politique et militaire en Irak
Situation politique
La chute des cours du pétrole et la guerre contre Daech assèche les caisses de l’Etat irakien et est à l’origine des tensions avec Erbil laissant à penser que l’Irak retombe dans les divisions de l’ère Maliki.
Renouveau de la tension avec les Kurdes
Le 2 décembre 2014, un accord de principe entre les parties Kurde et irakienne prévoyait de résoudre tous les différends concernant notamment les salaires des fonctionnaires dont ceux des Peshmergas et les exportations pétrolières. En respect de cet accord, le gouvernement de Bagdad avait transféré 500 millions de dollars à Erbil qui devait, en contrepartie, mettre à la disposition de Bagdad 150 000 b/j de pétrole. Quelques temps après, le chef du gouvernement du Kurdistan Nejervan Barazani déclarait, dans une conférence de presse, qu’Erbil avait conclu un accord avec Bagdad stipulant que le Kurdistan pourrait exporter 250 000 b/j et transférer 300 000 b/j supplémentaires au gouvernement de Bagdad par le biais de l’oléoduc turc de Jehan. En échange, le gouvernement de Bagdad devait verser à Erbil 1.2 trillions DI par mois (1 USD=1 188 DI). C’est cette somme que Bagdad ne semble pas pouvoir ou vouloir honorer et qui est à l’origine de la tension actuelle. En effet, le 16 février, le chef du gouvernement du Kurdistan, Nejervan Barazani, a déclaré que le gouvernement irakien était en faillite et n’envisageait plus de payer les salaires de ses fonctionnaires que tous les 40 jours au lieu de tous les 30. Il a aussi souligné qu’il était en droit d’arrêter les exportations pétrolières s’il ne recevait pas de Bagdad les paiements convenus. Cette déclaration a été soutenue au parlement par l’Alliance du Kurdistan qui a accusé le gouvernement irakien de ne pas respecter ses engagements relatifs au paiement des droits financiers du Kurdistan, affirmant que l’option de quitter le gouvernement irakien était sur la table si le gouvernement irakien persistait dans cette voie.
Le ton monte avec les sunnites
De même, avec les sunnites un regain de tension est observé et porte essentiellement sur la loi concernant la garde nationale, la débaassification ainsi que le contrôle des milices shiites. En effet, le 14 février, les groupes parlementaires sunnites ont suspendu leur participation aux travaux du parlement irakien à la suite d’une attaque lancée à Bagdad par un groupe de miliciens shiites contre un convoi officiel d’un député sunnite. Au cours de cette attaque, l’oncle et le cousin du député qui étaient en sa compagnie dans la voiture et tous ses gardes du corps ont été enlevés puis massacrés, après avoir été atrocement torturés. Les deux vice-premiers ministres et tous les ministres sunnites ont suspendu alors leur participation aux travaux du gouvernement irakien. Ils ont rendu le premier ministre ainsi que les deux ministres de la défense et de l’intérieur responsables de la détérioration de la situation sécuritaire et de l’absence de poursuite de leurs assassins. Certains analystes irakiens désignent comme responsable de cette attaque des forces [1] appartenant à l’ancien premier ministre Nouri Al Maliki qui essaie, sans cesse, de gêner l’action du gouvernement d’Al Abadi. De plus, ils analysent cet octroi de 60 millions comme une action d’Al Abadi pour essayer de gagner la faveur et le soutien des milices shiites et de les éloigner de l’influence de son rival, Al Maliki, qui était à l’origine de la création du Rassemblement Populaire quelques mois avant son départ du gouvernement.
A la fin de février, les députés sunnites ont conditionné la reprise de leur participation aux travaux du parlement et du gouvernement à la satisfaction de leurs revendications [2] ainsi qu’à une loi criminalisant toutes les milices.
Situation militaire et sécuritaire [3]
Les frappes de la coalition menée par les Etats-Unis causent des pertes humaines et matérielles à Daech. Mais les pertes en hommes sont largement compensées par l’afflux de volontaires qui semble avoir été dopé par les images des frappes aériennes américaines. Les pertes matérielles qu’il subit sont compensées grâce à un tout un trafic au travers de la frontière turque réalisé avec la complicité de la population et la corruption bienveillante des autorités locales et nationales. Paradoxalement les Etats-Unis, directement ou indirectement par l’OTAN, dont la Turquie est membre, s’abstiennent de faire ouvertement pression sur Erdogan pour mettre fin à la noria de camions citernes (200 à 400 par 24h) qui achemine en Turquie de 100 à 200 000 b/j à partir des sites syriens et irakiens et dont la vente constitue la principale source de financement pour Daech. Les acheteurs de ce pétrole terroriste se trouvent au sein même de la population turque qui, confrontée à un prix de l’essence relativement élevé (1,6 $/litre), n’hésite pas à s’approvisionner au marché noir où le litre d’essence est à moitié prix. Les ventes de pétrole Syrien et irakien permettent à Daech de disposer des ressources suffisantes pour renouveler le matériel détruit et acheter les munitions et pièces de rechange nécessaires par l’intermédiaire de trafiquants d’armes qui opèrent en toute impunité à la frontière turque.
Le fait saillant de ce début du mois de mars est la bataille de Tikrit
Les milices irakiennes et iraniennes dirigées par Jamal Mohammed Jafaar et le général iranien Qassem Soleimani, commandant en chef des Forces d’Al-Quds progressant sur un Axe Nord Sud à partir de la ville de Baiji sont entrées dans les faubourgs Nord de Tikrit et contrôlent désormais le quartier Qadisiyah soit environ un quart de la cité qui s’étend le long du Tigre sur plus de 15 km. Cependant la libération de Tikrit, ville d’environ 140 000 habitants. Mais cette victoire est symbolique pour les Irakiens car c’est la ville où est né le Sultan Saladin qui a régné au XIIème siècle sur tout le Moyen-Orient et l’Egypte. C’est aussi la capitale de la région sunnite, d’où était originaire Saddam Hussein qui y avait fait construire un palais présidentiel.
Daech ne progresse plus
Une vaste offensive a été lancée les 11 et 12 février par Daesh sur la localité d’Al Bagdadi et sur la base aérienne d’Ain Al Assad qui se trouve à proximité. Plusieurs groupes des combattants de Daesh ont pénétré à l’intérieur d’Al Bagdadi, capturant 400 familles. Mais l’offensive a été repoussée par les forces de l’ordre de la localité et les familles ont été libérées. Tous les assaillants de Daesh ont été tués. Pour sa part, le département américain à la défense a affirmé que 25 combattants kamikazes de Daesh portant des uniformes de l’armée irakienne ont attaqué, le 13 février, la base d’Ain Al Assad. Selon le porte-parole du Pentagone, tous les assaillants ont été tués par les forces armées irakiennes.
Daesh a accentué sa politique de terreur vis-à-vis des populations sunnites des zones qu’il contrôle. Il a fait bruler publiquement des dizaines de civils sunnites dans la ville de Bagdadi, du gouvernorat d’Al Anbar. Daesh a aussi enlevé et massacré plusieurs hommes des tribus près de Tikrit. Ces atrocités révoltent nombre de sunnites. Il semble que Daesh est en train de perdre le terreau de sympathie qu’il possédait au sein des populations sunnites, grâce auquel il a pu conquérir en quelques jours de vastes territoires en Irak et s’engage dans une spirale de terreur pour essayer de maintenir son contrôle sur ces populations.
L’Iran en voie de supplanter l’influence militaire américaine en Irak
En effet, dans les combats au sol, le rôle des milices irakiennes et iraniennes a été décisif comme à Tikrit. Jamal Mohammed Jafaar qui dirige l’organisation du Rassemblement populaire [4] regroupant toutes les milices shiites connait depuis 20 ans le général iranien Qassem Soleimani, commandant en chef des Forces d’Al-Quds et se comporte comme son bras droit. Plusieurs centaines de conseillers militaires iraniens [5] encadrent les milices shiites irakiennes. Les Iraniens présents en Irak ont fourni aux milices et à l’armée irakienne des moyens de communications, des armes, des munitions, et même des drones. Les irakiens critiquent les Etats-Unis qui ont occupé de longues années l’Irak après avoir dissous l’armée de Saddam et, ne voulant pas s’opposer à Maliki qui se méfiait de l’Armée, n’ont rien fait pour la remettre sur pied. La milice des Bataillons de Kharassan est l’exemple même de l’importance de l’influence iranienne en Irak. Cette milice a été fondée en 2013 à l’appel du guide suprême iranien Ali Khamenei pour combattre Daesh, d’abord en Syrie puis en Irak. Le portrait de son commandant, le général iranien Hamid Takawi, tué à Samara, en Irak, en décembre 2014, est affiché solennellement à Bagdad. Il est considéré comme un grand héros shiite par les miliciens irakiens.
La situation sécuritaire dans le pays
Cette carte montre clairement que la situation sécuritaire n’a pas vraiment évoluée en février en Irak. Dans 12 gouvernorats sur 18, la sécurité est assurée. Les 6 autres connaissent du fait des attentats une situation sécuritaire dégradée. Néanmoins, dans 2 gouvernorats Kirkuk (32 tués) et Diyala (27 tués) on note une nette amélioration. La situation sécuritaire reste en revanche mauvaise dans les 4 derniers gouvernorats : Al Anbar (243 tués) ; Niveneh (143) ; Salahuldein (135) et Bagdad (127).
A Bagdad, le couvre-feu nocturne imposé depuis une dizaine d’années a été enfin levé. Toutefois, les habitants de Bagdad n’osent pas encore se promener la nuit dans Bagdad. Confrontés à de violents et très meurtriers attentats, les irakiens se posent des questions sur la capacité des forces de l’ordre à maitriser le terrorisme et sur l’implication de certains partis politiques dans ces actes.
Ainsi, le 7 février, la capitale irakienne a été secoué par de violentes explosions dans trois de ses quartiers résidentiels. Ces attentats coordonnés, qui ont fait 36 morts et plus de 90 blessés, ont visé des restaurants populaires et un marché principal de vêtements de Bagdad, le marché d’Al Arabi, qui se trouve au centre de Bagdad.
Le 9 février, une nouvelle série de trois attentats coordonnés ont, cette fois, fait 20 morts et 46 blessés.
Le 14, une autre série de cinq attentats coordonnés ont fait 16 morts et une trentaine de blessés.
Enfin, les 24 et 25 février, une nouvelle vague d’attentats coordonnés ont tué 25 personnes et blessé plus de 50 autres.
Outre les attentats à l’explosif, Bagdad a connu en février beaucoup d’enlèvements et de tirs d’obus de mortier ou de roquettes sur des quartiers résidentiels, à majorité shiite ou sunnite faisant beaucoup de victimes. Selon des rapports des services concernés, environ 250 obus de mortier et roquettes ont été tirés jusqu’ici sur Bagdad dont 145 sur le quartier de Chola, au nord-ouest de Bagdad.
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL, auteur de « Carnet de guerres et de crises 2011-2013 », Lavauzelle, Mai 2014 et de « Russie, alliance vitale », Choiseul, 2011.
[1] Le 25 février, le gouvernement irakien a décidé, d’octroyer 60 millions de dollars aux volontaires du Rassemblement Populaire des milices shiites. Les groupes parlementaires des partis sunnites ont considéré, dans un communiqué de presse, que l’octroi de ces 60 millions de dollars aux milices shiites comme une violation de l’accord politique conclu entre les différentes parties politiques participant au gouvernement et des engagements pris par Al Abadi avant de former son gouvernement, prévoyant d’en finir avec toutes les milices armées.
[2] Approbation des décisions au parlement et au gouvernement par consensus et non pas selon le principe de majorité, désarmement des milices, abolition des lois de débaasification, création d’une garde nationale et amnistie générale.
[3] Sans aucun doute, la guerre contre Daesh est devenue très compliquée et délicate à cause du rôle joué par ce Rassemblement Populaire. Le premier ministre ne peut pas neutraliser les milices shiites parce qu’il en a besoin dans sa guerre contre Daesh et les hommes politiques sunnites ne peuvent pas passer sous silence les exactions commises contre les populations sunnites dans les zones libérées de Daesh.
[4] L’organisation du Rassemblement Populaire a vu le jour le 13 juin 2014 à l’appel de l’ayatollah Ali Sistani.
[5] Grâce à une Fatwa du grand Ayatollah Ali Sistani contre Daesh après la prise de Mossoul en juin 2014.