Ukraine : les pulsions isolationnistes des Etats-Unis et le manque de coordination de l’UE aggravent-ils la situation ?
Tandis que la diplomatie américaine reste partagée entre l’expansionnisme et la prudence en Ukraine, l’Europe continue d’hésiter sur l’adoption de sanctions économiques qui pourraient l’handicaper. Un piétinement qui ne risque pas d’arranger la situation alors que le risque de débordements est toujours bien présent.
Atlantico : Bien que Barack Obama ait promis de nouvelles sanctions à l’encontre du Kremlin suite au drame d’Odessa, les pro-russes semblent continuer leur avancée dans l’Est du pays. Pendant ce temps, l’Europe continue d’être divisée sur la marche à suivre. En quoi ce manque de coordination aggrave-t-il la situation ?
Jean-Bernard Pinatel : S’il est évident que le camp occidental, et plus particulièrement l’Europe, est divisé sur la marche à suivre, je ne pense pas qu’un manque de coordination soit le problème déterminant pour expliquer les risques actuels. Il y a pour l’instant deux acteurs centraux : le gouvernement de Kiev et les pro-russes de l’Est, et quoi que l’on en dise, leurs actions ne sont pas uniquement le résultat de manipulations émanant des uns et des autres. S’ils sont en ce moment dans une claire logique d’affrontement, on le voit à Odessa et ailleurs, Moscou n’a aucunement l’envie de voir la situation dégénérer pour autant. Il en va de même pour l’Allemagne et certains pays d’Europe Centrale, l’ambiguïté diplomatique de Berlin ayant été bien illustrée par les récentes déclarations de l’ex-Chancelier Schroeder qui prône une stratégie du dialogue avec Poutine. Il est en effet conscient, comme beaucoup d’Allemands, des conséquences que pourrait avoir une spirale de sanctions économiques qui pénaliseraient le commerce à l’Est. La France de François Hollande continue pour sa part d’appliquer en bon vassal les directives de Washington et campe sur une position de va t-en guerre qui détone très peu de celle prônée par les États-Unis. L’Europe ne marche clairement pas comme un seul homme et semble ainsi condamnée à l’impuissance.
En face, la stratégie de Moscou reste d’après moi de nature défensive après l’annexion réussie de la Crimée, une trop forte poussée des pro-russes risquant d’aboutir à une partition de l’Ukraine et donc à terme au rattachement de Kiev, berceau historique de la Russie, au giron de l’Union Européenne et de l’OTAN. Moscou aurait dans l’absolu bien plus intérêt à conserver une Ukraine pleine et entière qui deviendrait une « nouvelle Finlande », c’est-à-dire un état frontalier à la neutralité bienveillante à l’encontre du Kremlin. La demande par Vladimir Poutine à l’OSCE d’organiser une table ronde sur l’Ukraine dès cette semaine à Moscou semble ainsi bien démontrer cette volonté de calmer le jeu pour le moment.
Pour Washington, l’objectif final reste d’empêcher coûte que coûte une extension de la Russie à l’Ouest et la formation d’un bloc eurasiatique qui viendrait contrer la puissance maritime des États-Unis. Cette théorie, forgée par des conseillers d’influence comme Zbigniew Bzrezinski continue actuellement de dicter une bonne partie des enjeux américains dans la région. L’intérêt américain est donc premièrement d’utiliser le « coin » ukrainien pour pousser à la division de l’Europe.
On ressort justement beaucoup la théorie du « Grand Echiquier » de Brzezinski pour décrypter le caractère offensif de la stratégie américaine en Europe. La Maison Blanche n’est-elle toutefois pas modérée dans le même temps par des volontés moins bellicistes ?
Il est tout à fait clair que Barack Obama, président démocrate par ailleurs, souhaite consacrer son deuxième mandat à la résolution des problèmes intérieurs des Etats-Unis plutôt qu’au lancement de nouvelles aventures militaires. Il doit toutefois compter avec l’importance du lobby militaro-industriel américain et sa volonté de maintenir un « ennemi extérieur » pour justifier le poids de l’administration fédérale, poids souvent contesté sur la scène politique intérieure. Le consentement à l’impôt est ainsi directement corrélé, ne serait-ce que dans l’esprit de nombreux décideurs américains, à des enjeux de sécurité sur la scène internationale. Laurent Fabius, et plus largement la France, font parti de ceux qui épousent totalement cette vision du monde actuellement. Néanmoins, certains hommes politiques mis en place par Obama (on pense notamment à Chuck Hagel, actuel Secrétaire d’État à la Défense, NDLR) s’avèrent effectivement très sceptiques sur la menace russe, le principal enjeu étant aujourd’hui de consolider les intérêts américains dans le Pacifique, zone autrement plus sensible et stratégique que l’Europe actuellement.
L’opinion publique américaine semble par ailleurs de plus en plus divisée, seulement 53% étant favorable aux sanctions contre Moscou alors que 62% de la population reste fermement opposée à l’option militaire. La Maison Blanche a-t-elle de plus en plus de mal à faire valoir l’interventionnisme auprès de ses électeurs ? En quoi cela peut-il impacter sa politique ?
Les Américains ont une mémoire politique (contrairement aux Français semble t-il) et ont bien gardé en tête le souvenir de l »entourloupe autour des armes de destruction massive en 2003. A cela s’ajoute les centaines de cercueils américains qui sont, chaque année, retournée sur le sol national sous l’œil des caméras. Dans un tel contexte, l’opinion américaine n’a effectivement plus envie de soutenir des interventions dont les intérêts immédiats pour l’Amérique semblent quasi-inexistants. Les citoyens étant de moins en moins réceptifs aux stratégies de la tension utilisées jusqu’ici, Washington aura de fait de plus en plus de mal à déclencher des opérations extérieures sans un soutien intérieur.
Jusqu’où Poutine pourra t-il être tenté d’aller pour tester ces limites de la diplomatie occidentale ?
Vladimir Poutine est en vérité très gêné par la situation actuelle, forcé qu’il est de ne pas trop mécontenter les velléités nationalistes des Russes et des Ukrainiens russophones face aux provocations du gouvernement de Kiev (opérations militaires, tentative de suppression du russe comme seconde langue officielle…). Un débordement ne pourrait aboutir qu’à une partition de l’Ukraine qui signifierait, encore une fois, le rattachement de Kiev au bloc occidental et la présence de l’OTAN aux frontières de la Russie. Les atouts de Moscou sont en vérité économiques et politiques dans cette affaire, l’Ukraine se retrouvant aujourd’hui face à une dette publique et un déficit abyssal que Bruxelles et le FMI seraient bien en mal de combler aujourd’hui sans imposer des réformes drastiques que le gouvernement sera incapable de mener. Les prochaines élections tourneront ainsi autour de deux enjeux, la situation budgétaire et le prix du gaz, deux thèmes sur lesquels Moscou dispose d’un net avantage stratégique. Poutine semble en tout cas prêt à mettre beaucoup d’argent sur la table au regard de l’importance d’un tel enjeu pour son opinion publique afin de ramener à Kiev un gouvernement qui lui soit moins défavorable.
« L’actuel secrétaire américain à la Défense, Chuck Hagel a déclaré le 2 mai « Les 28 membres de l’Otan doivent augmenter leur budget consacré à la défense malgré leurs difficultés financières pour faire face à Moscou qui, sur le long terme, va chercher à tester l’Alliance atlantique ». Faut-il y voir le départ d’un renouveau militaire pour le Vieux Continent ?
On constate malheureusement que la tendance est plutôt actuellement à la baisse des budgets militaires, notamment en France. Ce type de déclarations américaines se faisait déjà entendre lors du conflit libyen alors que Washington constatait amèrement que seul Londres et Paris étaient capables de mener une opération extérieure digne de ce nom, le tout sous condition d’un soutien logistique de l’US Navy. Un « renouveau » de l’Europe est en tout cas difficile à imaginer pour l’instant, d’autant plus que les dirigeants occidentaux ont compris que la Russie n’était pas dans une logique d’agression militaire actuellement. En politique étrangère comme en politique intérieure, Hollande n’a plus les moyens militaires et économiques de ses émotions.
Source : ATLANTICO