Arabie saoudite et la baisse du baril de brut
Article cité en référence sur : Challenges
Le prix du baril de brut a atteint, le 17 novembre, son plus bas niveau en quatre ans. Pourquoi l’Arabie saoudite ne fait-elle rien pour enrayer cette tendance à la baisse ?
Pour la première fois en quatre ans, lundi 17 novembre 2014, le baril de brut est descendu jusqu’à 75 dollars. Le prix du pétrole chute et l’Arabie saoudite qui, depuis de longues années, a ajusté sa production pour éviter l’effondrement des cours du brut ne bouge pas et maintien le niveau de sa production. Pourquoi ? L’absence d’intervention du Royaume, considéré comme le gendarme du prix du pétrole au sein de l’Opep, étonne : « Surtout que tout le monde s’accorde à dire que le prix d’équilibre est aux alentours de 100 dollars », constate Céline Antonin, spécialiste des questions d’énergie à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
La réponse à cette question est à chercher dans le domaine géopolitique et géostratégique.
Les décisions géostratégiques de l’Arabie saoudite sont en effet déterminées par plusieurs facteurs :
Un facteur religieux : gardien des lieux saints du sunnisme et de l’interprétation la plus traditionnaliste de l’islam [1] : le hanbalisme [2]. L’Arabie Saoudite a toujours pris la tête du combat contre le mal absolu : la religion chiite. La scission entre les deux principales branches de l’islam a commencé après la mort du prophète Mahomet en 632 par une dispute sur le choix de celui qui devait prendre la tête des croyants. Les partisans d’Ali, cousin et beau-frère du prophète pensaient que seuls les descendants directs du prophète devaient revêtir l’habit de calife – le commandeur des croyants à travers le monde. Ils étaient connus sous le nom de Chi’at-Ali. Avec le temps ils devinrent simplement connus sous le nom de Chiites qui sont majoritaires en Irak (60%) et en Iran (90%) mais minoritaires dans le monde musulman (15-20%).
Un facteur géopolitique : l’Iran et l’Arabie Saoudite se font face sur les deux bords du Golfe Persique et sur les deux rives du détroit d’Ormuz. L’Iran a fortifié trois îles au milieu du détroit ce qui lui donne un avantage stratégique sur le Royaume [3] pour son contrôle. Par ailleurs, la population iranienne est proche de 80 millions d’habitants alors que celle de l’Arabie Saoudite est de 29 millions de personnes dont 11, 3 millions d’actifs (9,6 M d’hommes et 1,7 M de femmes) dont 8 millions de travailleurs étrangers. Ces chiffres établis par les autorités saoudiennes sont sujet à caution. Certaines sources indiquent que les travailleurs étrangers constitueraient 40% de la population soit 11,6 millions (avec les clandestins). Cette population de travailleurs étrangers créée une vulnérabilité qui peut être exploitée.
Un facteur politico-militaire : le royaume a soutenu et financé largement les révolutionnaires sunnites en Syrie depuis 2011. Mais en 2014 ceux –ci se sont libérés de la tutelle de leur sponsor en générant eux-mêmes leurs ressources financières à partir des gisements pétroliers qu’ils ont conquis. Daech a envahi les gouvernorats sunnites d’Irak et contrôle notamment celui d’Al Anbar qui possède 400 km de frontière avec l’Arabie Saoudite. Les autorités saoudiennes craignent un effet boomerang car Daech compterait dans ses rangs, selon certaines sources, plus de 5000 combattants originaires des pays du Golfe, dont quelque 4000 Saoudiens.
Cette menace est d’autant plus réelle car Daech compte de nombreux partisans dans le Royaume. Ainsi, les autorités religieuses saoudiennes ont beaucoup tardé à prendre position face aux djihadistes qui combattent les pouvoirs schismatiques alaouite en Syrie et chiite en Irak. Le grand mufti cheikh Abdel Aziz Al-Cheikh, a attendu le jour de l’annonce de la décapitation de l’Américain James Foley en aout dernier, pour qualifier Al-Qaïda et l’EI « d’ennemis numéro un de l’islam ». Et le Conseil des oulémas, la plus haute autorité religieuse dans le pays, n’a interdit au nom de l’Islam qu’à mi-septembre aux Saoudiens de se rallier à des groupes djihadistes.
Pour faire face à cette menace, les saoudiens, qui ne sont pas sûrs de leur armée, ont demandé de l’aide à l’Égypte et au Pakistan qui ont déployé en octobre plus de 30 000 hommes le long des 814 km de frontières saoudiennes avec l’Irak.
Par ailleurs, la suffisance énergétique des États-Unis annoncée pour 2018-2020 avec un prix du baril à 100$, risque d’accélérer le basculement de leurs intérêts majeurs vers le Pacifique et fait craindre aux autorités Saoudiennes un fléchissement de la détermination américaine à les protéger.
En effet, l’autosuffisance des États-Unis, deuxième consommateur mondial d’énergie derrière la Chine, atteint déjà 85-90% et a connu une croissance rapide ces dernières années grâce à un baril du pétrole à 100€ malgré un coût marginal de production du pétrole de schiste en hausse rapide [4]. Sur ces bases entre 2017 et 2020, les États-Unis deviendraient le premier producteur de pétrole du monde, dépassant l’Arabie Saoudite. Dès 2015, ils produiront davantage de gaz que la Russie, selon l’Agence internationale de l’énergie. Les rapports de force inhérents à la carte de l’énergie vont se trouver automatiquement bouleversés. Cette indépendance nouvelle à l’égard du Moyen-Orient qu’ils ont contribué à transformer en zone de guerre par leur politique à courte vue, pourrait avoir d’importantes conséquences géopolitiques pour l’Arabie Saoudite.
Ainsi, en laissant filer le prix du baril les Saoudiens font coup double.
Ils récupèrent un moyen de pression sur les États-Unis, garant de leur sécurité. Sans baisse de la production saoudienne le cours du brut ne remontera pas et obligera les Etats-Unis à renoncer à leurs efforts d’indépendance énergétique ou à les poursuivre à perte. De même, en laissant chuter le prix du baril, l’Arabie Saoudite affaiblit ses deux principaux ennemis : Daech et l’Iran en les frappant au porte-monnaie.
Général (2S) Jean-Bernard PINATEL
Prix du baril de pétrole 17 novembre 2014
[1] Le sunnisme se subdivise ensuite en écoles de droit ou madhhab, ayant toutes les mêmes croyances de base et se distinguant sur les pratiques de la foi.
Les quatre principales écoles se répartissent géographiquement et sont :
- le malékisme : continent africain.
- le hanafisme : Turquie, Pakistan, Inde, Bengladesh.
- le chaféisme : Égypte, Yémen, Koweït, Indonésie, Malaisie, Viêt Nam, Philippines et Thaïlande.
- le hanbalisme, dont une manifestation récente est le wahabisme et le salafisme: Péninsule arabique.
[2] C’est l’école inspirée par l’imam Ahmed Ibn Hanbal (mort en 855). Elle est considérée comme l’école traditionnaliste par excellence. Majoritaire dans la péninsule arabique, notamment en Arabie saoudite, l’école hanbalite a exercé et continue d’exercer une influence intellectuelle importante, en particulier sur les courants de pensée wahabites et salafistes.
[3] Abou Moussa (revendiquée par les Emirats Unis), la Grande Tomb et la Petite Tomb (voir croquis à la fin de l’article).
[4] Sanford C. Bernstein du Wall Street research company dans une récente analyse, estime que le coût marginal de production d’un baril de pétrole de schiste est de 1040,5 $.Il souligne ainsi “the dark side of the golden age of shale”.