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Perspectives de la guerre contre Daesh au Moyen-Orient

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La conquête par Daesh de Palmyre et de Ramadi, deux villes clés de Syrie et d’Irak, survient un an après la prise de Mossoul (10 juin 2014) qui a révélé au monde la menace l’Etat islamique. Neuf mois après le début de l’intervention américaine, à laquelle la France participe modestement, tous les experts et les dirigeants politiques s’interrogent sur l’efficacité de la stratégie occidentale. L’analyse ci-dessous apporte des éléments de réponse.

Situation militaire actuelle en Irak et en Syrie

La carte ci-dessous montre clairement que les offensives de Daesh ont été contenues en Irak à l’Est sur le Tigre et au Nord le long de la frontière Turque et du Kurkistan. En revanche ils progressent vers le Sud Irakien.

Au Nord les Peshmergas, qui ont reçu d’importants renforts en armement des Etats-Unis et de la France et un appui aérien de la coalition, ont repoussé Daesh hors de Kobané et des villages alentours qui en contrôlent les abords. De même au cours d’une succession de combat victorieux les Peshmergas ont pris le contrôle des sorties Est, Nord et Ouest de la ville de Mossoul mais se refusent à y pénétrer car cette ville de2 millions d’habitants, qui s’étend sur 250 km2, est à majorité sunnite. A l’ouest les milices shiites, encadrées par des Iraniens et des Libanais du Hezbollah avec le général Qasem Soleimani à leur tête, ont repris la ville symbole de Tikrit en avril 2015 après avoir repoussé Daesh de la ville de Baiji et notamment de son importante raffinerie où la situation reste incertaine car les forces irakiennes sont soumises à de violentes contre offensives de l’Etat islamique.

Repoussé au Nord contenu à l’Est, Daesh fait effort vers le Sud irakien (le gouvernorat d’Al Anbar) où ils viennent de s’emparer de la ville de Ramadi, sa capitale, (début mai 2015) et dans le désert Syrien, prise de la ville de Palmyre (20 Mai).

moyen-orient

Par ailleurs jusqu’au 19 Mai 2015, l’appui direct de la coalition, dont les Etats-Unis assurent la majeure partie de l’effort, n’a mobilisé que des moyens aériens. Daesh s’est parfaitement adapté à cette menace aérienne en se fondant dans la population des villes, en enterrant ses dépôts logistiques et en ne concentrant ses troupes que pour mener des offensives éclairs où, s’imbriquant à ses adversaires, il rend impossible un appui aérien faute d’éléments de guidage avancé largement déployés dans les unités irakiennes.

Ce constat d’impuissance militaire partagé par tous les experts a, semble-t-il, conduit le Président Obama à infléchir récemment sa position de ne pas engager de forces américaines dans les combats au sol. En effet, le 19 Mai, ses forces spéciales [1] ont mené à partir d’Irak une opération commando à al-Amr, à environ 20 miles (32km) au sud de Deir el Zour (Syrie) et ont tué le « ministre du pétrole » de Daesh.

Les perspectives de la guerre contre Daesh

Rien ne permet d’entrevoir dans les conditions actuelles une défaite militaire de Daesh avant plusieurs années. En effet en un an on ne peut noter aucune évolution significative du contexte géopolitique, de la situation politique en Irak et en Syrie, du rapport des forces militaires, de ses moyens financiers. Cette situation figée ne permet pas d’entretenir l’espoir d’une fin rapide de ce conflit, soit par une défaite de Daesh, soit par l’effondrement des régimes Syriens et Irakiens.

Le contexte géopolitique

Au niveau régional, l‘Arabie Saoudite et le Qatar ont pris conscience du risque d’être les prochaines victimes du monstre qu’ils ont contribué à créer et l’aide financière venant de ces pays à la rébellion syrienne s’est considérablement ralentie.

En revanche, la Turquie, concurrent régional de l’Iran, continue de fermer les yeux sur les trafics de Daesh sur son sol, voire lui donne des coups de mains ponctuels par des interventions aériennes.

L’appui de la Russie reste acquis au régime de Bachar Al Assad.

En revanche on peut se demander s’il en sera de même pour l’Iran. Si le soutien de ce pays restera acquis à l’Irak car il va dans le sens de la stratégie américaine, malgré quelques frictions tactiques, la question se pose néanmoins concernant la Syrie et le Hezbollah. En effet, certains indices laissent à penser que le soutien iranien pourrait être sacrifié, après à un accord sur le nucléaire, sur l’autel de la levée des sanctions économiques [2].

Obama, coincé entre des intérêts contradictoires [3] reste incapable de définir une ligne stratégique claire et efficace. Après l’accord sur le nucléaire iranien qui inquiète l’Arabie Saoudite et Israël, le Congrès, dans son projet de budget pour la Défense accroit encore le brouillard. En projetant d’apporter une aide directe aux tribus sunnites et aux Peshmergas, le projet de Budget pour la Défense américain [4] instille l’idée que les Etats-Unis sont favorables à un éclatement de l’Irak [5].

De plus, l’erreur politique de considérer Daesh et Assad « comme les deux faces d’une même pièce », comme l’ont déclaré au Figaro des diplomates français, ne permet pas d’unir toutes les forces en Syrie contre Daesh qui pourtant est le seul des deux adversaires à menacer la France et les Etats-Unis [6]. Cette erreur a portée stratégique est amplifiée par le fait que les Etats-Unis et l’Europe ne font pas les pressions suffisantes sur Erdogan pour qu’il bloque sa frontière aux trafics du Califat. En effet, Daesh profite de sa perméabilité actuelle pour vendre en Turquie son pétrole et son gaz et se réapprovisionner en armes et munitions auprès de trafiquants qui agissent en toute liberté dans un pays où la corruption est endémique. L’enjeu est de taille car cette situation lui permet de se financer à hauteur de 100 millions de $ par mois [7].

Les situations politiques des principaux Etats au Moyen-Orient

Le régime syrien a montré depuis 4 ans sa capacité de résistance grâce à l’appui d’une grande partie de sa population et de l’aide qu’il reçoit de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah libanais.

En Irak, le gouvernement d’Haïder al-Abadi n’arrive pas à mettre en œuvre sa politique de réconciliation nationale du fait de l’opposition d’une partie des partis shiites [8] qui refusent d’accéder aux demandes des leaders sunnites [9].

L’Arabie Saoudite qui a contribué à l’envol de Daech est aujourd’hui inquiète car, contrôlant le gouvernorat d’Al Anbar, Daech n’est plus séparé de l’Arabie Saoudite que par 420 km de frontière alors que les minorités d’obédience shiite s’agitent à ses frontières Sud [10].

Erdogan [11] qui partage l’idéologie des frères musulmans veut imposer son leadership sur l’ancien empire Ottoman. Pour ce faire il doit affaiblir tous les pouvoirs qui constituent un obstacle à ce dessein : la Syrie d’Assad en premier lieu, pouvoir héritier du parti Baas laïque. Mais il veut aussi éviter l’émergence d’un Etat Kurde d’où son refus d’aider les combattants kurdes durant le siège de Kobané. L’Iran shiite ensuite, qui est, par son soutien à l’Irak et à la Syrie, son principal concurrent au Moyen-Orient.

Daesh est donc le « compagnon de route » [12] des visées d’Erdogan car affaiblissant la Syrie et l’Irak, il favorise l’accomplissement de son dessein sans pour autant constituer une menace puisque la Turquie tient le robinet de la seule voie possible pour la vente au marché noir de son pétrole.

Les capacités militaires des acteurs en présence

Daesh ne pouvant concentrer des forces importantes du fait de l’appui aérien américain est incapable de prendre Bagdad. Mais en revanche aucune force en Irak n’est capable de reconquérir l’ensemble du terrain perdu tant qu’une armée nationale ne sera pas en l’état de le faire. En effet, la coalition refuse d’appuyer les actions des milices shiites et une partie des shiites refuse la présence sur le sol irakien des forces américaines. C’est en particulier le cas de Muqtada Al Sahr [13] qui a été le principal opposant qui a conduit au retrait total des forces américaines en décembre 2011. De même, l’Iran ne peut intervenir avec son armée régulière et notamment son aviation sans s’aliéner les Etats-Unis.

En Irak, ce sont aujourd’hui les milices shiites, dirigées, encadrées, formées et équipées par l’Iran et appuyées par des Iraniens et des libanais du Hezbollah avec le général Qasem Soleimani [14] à leurs têtes qui ont sauvé Bagdad, repoussé Daesh à l’Ouest du Tigre et qui ont représenté plus des 2/3 des forces engagées dans la reconquête de Tikrit. L’armée irakienne dont les américains essayent de former actuellement 9 brigades ne possèdent que peu d’officiers compétents du fait de la loi sur la débassification qui a écarté tous les anciens officiers supérieurs de l’armée de Saddam Hussein. Il est de notoriété publique à Bagdad qu’elle est gangrenée par la corruption, le népotisme, la formation insuffisante et l’absence de moral et de volonté de se battre.

Enfin, le pouvoir Syrien, replié sur la Syrie utile, est en capacité de durer tant que la Russie acceptera de lui livrer des armes et des munitions et de lui avancer de quoi payer son armée.

En conclusion

Tous les facteurs analysés jouent dans le sens d’une guerre longue et indécise.

Cette situation fait le jeu des industriels de l’armement américains qui peuvent ainsi présenter à des citoyens ignorants de la complexité du monde, un adversaire dont ils grossissent à l’envie les capacités mais qui est crédible pour une Amérique toujours traumatisée par septembre 2011 car Daesh est le seul « Etat » à avoir déclaré la guerre aux Etats-Unis. Cela leur permet de donner du corps à la fable [15] qu’ils racontent aux américains sur cette menace afin de maintenir les dépenses militaires au niveau sans précédent de 640 milliards de dollars, près de 20 fois le budget militaire français.

L’Europe est la seule qui a un intérêt puissant à l’élimination de Daesh. Mais elle est incapable de définir une politique étrangère et de défense commune. Elle subit cette situation sans rien proposer alors que Daesh menace directement sa sécurité et son développement, le Moyen-Orient constituant avec la Russie des débouchés naturels pour les entreprises européennes.

La seule initiative diplomatique qui pourrait renverser le cours des choses est une initiative commune de la France et de la Russie. Mais cela supposerait que François Hollande se débarrasse de son à priori idéologique qui a mis la France hors-jeu [16] d’un Moyen-Orient où ses prédécesseurs avaient toujours su préserver son influence et sa capacité de médiation.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL, auteur de « Carnet de guerres et de crises 2011-2013 », Lavauzelle, Mai 2014 et de « Russie, alliance vitale », Choiseul, 2011.

[1] Le Pentagone a identifié le haut responsable de l’EI comme un tunisien ayant pris le nom d’Abou Sayyaf (arabe pour « père de l’épée »). Les commandos l’ont tué avec une douzaine d’autres hommes, avant de retourner en Irak avec deux prisonnières, Oumm Sayyaf, l’épouse du chef de file de l’EI et une femme Yazidi de leur ménage. Des hélicoptères américains Huey et des avions à décollage vertical Osprey ont transporté les commandos d’une base en Irak à al-Amr, le plus grand champ de pétrole syrien, à environ 30km au sud de Deir el Zour, dans le désert de l’Est.

[2] Lire à ce sujet : Iran: après l’accord sur le nucléaire, une guerre pour les dollars ?

[3] Soutien aux monarchies sunnites du Golfe, aide à l’Irak shiite, accord nucléaire avec l’Iran, volonté de ménager la Turquie membre de l’OTAN.

[4] Le projet de budget de la Défense se propose de fournir une aide militaire directe aux Peshmergas et aux tribus sunnites ce qui nécessite de leur attribuer la qualité juridique d’Etat.

[5] C’est d’ailleurs ce que pensent certains analystes qui considèrent qu’Exxon-Mobil est derrière cette proposition : Exxon défie Bagdad au Kurdistan.

[6] Néanmoins devant la menace terroriste sur notre sol une inflexion de la politique étrangère de la France est souhaitée par de plus en plus de responsables politiques et d’experts de tous bords qui estiment qu’en guerre de 2 maux, il faut choisir le moindre : Des parlementaires français rencontrent Bachar Al Assad.

[7] Lire à ce sujet : Daesh engrange 90 millions $/mois de la vente du pétrole.

[8] Elles sont manipulées en sous-main par son prédécesseur Al Maliki qui n’a pas abandonné l’espoir de revenir au pouvoir.

[9] Dont les principales sont : le rôle et de la place des milices chiites du Rassemblement Populaire sur l’échiquier tant militaire que politique, la loi de la garde nationale et la surpression de la loi de débaasification.

[10] Entretien : Pour sortir du brasier.

[11] Erdogan et la tentation du retour à l’Empire ottoman.

[12] Ce terme a été utilisé pour les intellectuels français qui soutenaient l’URSS dans les années ’50 et ’60.

[13] Iraqi cleric warns US Congress against sectarian bill.

[14] Le major général Soleimani, 58 ans dirige depuis 1998 Al-Qods, force à l’image de nos forces spéciales. Chef brillant tacticie, sa force est destinée à soutenir les chiites au Moyen-Orient. C’est lui qui contribue à bâtir la branche armée du Hezbollah libanais. En 2012, il engage les forces armées d’Al-Qods dans le conflit syrien et en 2015 au Yémen.

[15] Daesh passe le niveau 1 (sur 3) vers la guerre mondiale.

[16] Lire : Les trois erreurs politiques et stratégiques de François Hollande sur le dossier syrien ont affaibli l’influence de la France dans le monde.

  1. Bonjour,

    Merci pour vos analyses toujours intéressantes.

    Pensez-vous que la Turquie puisse être la grande gagnante de la situation actuelle ? En effet, est-il envisageable qu’une fois les différentes parties suffisamment affaiblies, la Turquie offrira, à ses conditions, une aide décisive à l’un ou l’autre des protagonistes ?

    Je vous remercie.

    YL

    • Dans tout conflit armé, c’est l’état le plus fort qui dicte sa loi… Pour l’instant, il semblerait que les « forces de conviction » russes répondent à votre question…

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