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« Normandie-Niemen » : un passé oublié

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Maria GorkovskayaA l’occasion du 70ème anniversaire du régiment d’aviation « Normandie-Niemen » qui verra mon livre Russie, Alliance vitale traduit en russe et publié à Moscou, à l’occasion du salon du livre (« Non/fiction Book Fair ») de Moscou, du 28 novembre au 2 décembre 2012, je reproduis ici un article écrit par Maria Gorkovskaya et publié par Le Courrier de Russie.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’escadron français qui a combattu aux côtés des pilotes soviétiques est devenu le symbole de l’amitié franco-russe. Qu’est-ce que ce symbole signifie aujourd’hui ? Et qui conserve la mémoire du « Normandie-Niemen » ?

Dans un petit square du quartier moscovite de Lefortovo se dresse un monument. Sous les fenêtres des tours de la capitale, parmi les fleurs un peu fanées, marchent deux pilotes en bronze - un Russe et un Français. C’est le monument dédié aux aviateurs de l’escadron « Normandie-Niemen ». Le lieu n’a pas été choisi au hasard - près d’ici se trouve le cimetière de Vvedensk, où sont enterrés les corps du pilote français Bruno de Faletans et du technicien aéronautique soviétique Sergueï Astakhov, morts dans le même avion en 1944, dans l’oblast de Vitebsk en Biélorussie. Là aussi repose l’aviateur français inconnu du célèbre régiment : ses restes ont été retrouvés en 1964 dans l’oblast d’Orlov. Le mémorial a quant à lui été inauguré en 2007. Lors de la cérémonie d’inauguration, Poutine et Sarkozy étaient présents.

« Aujourd’hui, beaucoup ne se souviennent déjà plus que les Russes et les Français ont combattu ensemble le fascisme, explique le créateur du mémorial, Andreï Kovaltchuk. J’ai conçu cette sculpture comme un rappel pour les générations futures. Je suis néanmoins conscient que l’influence des monuments sur le souvenir est incomparable à celle des films américains, ajoute le sculpteur. Et dans vingt ans, une grande partie du monde sera persuadée que la Deuxième Guerre mondiale a été gagnée par une dizaine d’Américains. »

De Gaulle : une escadrille en échange de l’indépendance

Le régiment d’aviation « Normandie-Niemen » est la seule unité de combat étrangère à s’être battue, lors de la Seconde Guerre mondiale, sur le territoire soviétique. Moscou n’aurait pas apprécié la présence, sur son territoire, d’importantes unités de combat non russes. Les autres Alliés - Anglais et Américains - ont envoyé en URSS de l’équipement, du combustible et des vivres. « Mais la France, terrassée, n’avait rien d’autre à donner que ses hommes », explique Vladislav Smirnov, enseignant de la faculté d’histoire de la MGU. En 1942, de Gaulle a proposé à Moscou d’envoyer des pilotes français en URSS et Staline a accepté.

Pour Moscou, cette décision avait une signification politique importante : Staline espérait que le général ferait pression sur les Alliés pour l’ouverture d’un deuxième front en France. De Gaulle, pour sa part, voulait s’assurer du soutien du parti communiste français, qui participait au mouvement de la Résistance en métropole. Le général avait également intérêt à être reconnu en tant que chef de l’État français par l’Union soviétique. C’était d’autant plus important pour lui que la Grande-Bretagne, qui l’acceptait en tant que chef du Comité national français, ne voulait pas le reconnaître comme chef de l’État. « Churchill, parce qu’il finançait de Gaulle, intervenait dans les affaires des colonies françaises. C’est ainsi qu’en mai 1942, les Anglais ont débarqué à Madagascar sans le faire savoir au général. De Gaulle avait besoin de contrebalancer la pression anglaise et l’URSS lui a fourni ce contrepoids », raconte Vladislav Smirnov.

Pour rejoindre le front oriental, les pilotes ont dû tricher

Le 4 décembre 1942, dans la ville d’Ivanovo, à 300 km au nord-est de Moscou, fut créée l’escadrille aérienne française. Les pilotes l’ont baptisée « Normandie ». « Avec cette appellation, la France libre voulait souligner la différence entre ses régiments d’aviation et les unités de Vichy, qui étaient désignées par des numéros », explique Sergueï Dybov, historien du régiment aérien. « Sur les 14 pilotes combattants présents à ce moment, la moitié seulement était expérimentée, reconnaît Yves Donjon, historien de l’escadron, auteur de l’ouvrage Ceux de « Normandie-Niemen ».

Les formations de pilotes de la France libre étant financées par l’Angleterre, Churchill ne voulait pas laisser les pilotes qualifiés quitter le front occidental. « Seuls trois ou quatre pilotes du Normandie avaient effectué plus des 300 heures de vol, indispensables à l’obtention du brevet. Les autres en avaient environ 150. Pour rejoindre le front oriental, les pilotes ont dû tricher : ils rajoutaient sur le papier les heures de vol manquantes », révèle l’écrivain. Pour ces jeunes pilotes, la majorité d’entre eux avait à peine plus de vingt ans, partir combattre en URSS était une aventure : ils avaient eu le temps de se lasser des combats solitaires au-dessus de l’Afrique du Nord et envie de se mêler à la véritable bataille sur le plus terrible des fronts.

Arrivés sur le front oriental, les pilotes français ont tout de suite disposé du tout dernier modèle de chasseur-bombardier. Aux Hurricane anglais et Airacobra américains, les Français préféraient le Yak soviétique. «Normandie fut rattaché au 18ème régiment d’aviation soviétique, qui s’est chargé d’apprendre à voler aux étrangers inexpérimentés», raconte Anatoly Fetissov, président de l’Association des vétérans du «Normandie-Niemen».

Kacha de sarrasin et balai de bouleau

Il y avait les difficultés liées à la nourriture et à la langue - les Français détestaient notamment la kacha de sarrasin qu’ils appelaient de la « bouffe à oiseaux ». Mais aussi des problèmes plus techniques, autrement plus graves : les pilotes de l’Hexagone ne savaient pas s’orienter dans la steppe enneigée. Ainsi, lors de l’exécution d’une mission militaire en août 1943, l’avion de Louis Astier et Jean Rey s’est retrouvé au-dessus d’un territoire occupé par l’adversaire et s’est fait tirer dessus. Jean Rey est mort.

Les pilotes du 18ème régiment ont dû apprendre aux Français à s’orienter. « Les pilotes français étaient préparés à une autre guerre, explique Anatoly Fetissov. Partant de leur expérience en Afrique du Nord, ils voulaient mener des combats solitaires mais avec une telle tactique, ils se transformaient en chair à canon pour les Allemands. Sur le front oriental, il fallait opter pour des combats de groupe avec couverture de feu mutuelle. » Pour en expliquer l’idée aux Français, le général-major Gueorguy Zakharov s’est servi d’un venik, un balai de bouleau : « Il en a retiré une branche et a brisé le balai. Dans le combat solitaire - ça signifie la mort. Mais si toutes les branches sont ensemble, comme sur un venik - il est incassable », poursuit Anatoly Fetissov.

Le climat posait aussi problème. Les pilotes ayant combattu en Afrique du nord avaient du mal à s’habituer aux froids russes. C’était encore plus dur pour les mécaniciens : «Avec des moufles, tu ne serres pas une vis. Et les Français n’avaient pas l’habitude du travail sans moufles, par -30 degrés», se souvient Anatoly Fetissov. Au final, par accord concerté entre les parties, il a été décidé de remplacer les mécaniciens français par des soviétiques.

Mariage et enterrements

Rapidement, un véritable esprit de camaraderie s’est établi entre les combattants russes et français. Une amitié qui a, parfois, dépassé la mort. Ainsi en 1944, le pilote français Maurice de Seynes et le mécanicien soviétique Vladimir Belozoub sont morts dans le même avion. Après que l’ennemi eut touché leur Yak, l’ordre a été donné au pilote de sauter. Mais le mécanicien n’avait pas de parachute. Maurice de Seynes n’a pas abandonné Belozoub et n’a pas exécuté l’ordre. Il a tenté de redresser l’engin jusqu’au dernier moment.

Un autre exemple, moins triste, de l’amitié franco-russe : les multiples aventures amoureuses des pilotes français avec des filles du pays. Un pilote, Alexandre Laurent, a épousé une Russe.

Mais le principal bilan des activités de l’escadrille, c’est plus de 5 249 vols, 869 combats aériens et 273 victoires au cours des missions militaires de mars 1943 à avril 1945. Quatre pilotes français ont été décorés de l’ordre du Héros de l’Union soviétique. Le régiment a pris part aux combats lors de la Bataille de Koursk, de la libération d’Orel, de Briansk, de Smolensk, de la Biélorussie et de la Lituanie, de la bataille pour Königsberg. 42 des 96 pilotes du régiment ont péri au combat.

En juillet 1944, Staline a décerné au régiment aérien l’appellation « Niemen », pour le forçage de la rivière du même nom et la libération de la Lituanie. Sergueï Dybov le confirme, tous les pilotes et familles des pilotes décédés ont reçu une récompense égale à 100% de toute leur solde pour la période de service en URSS. La somme totale de cette prime était de 236 000 dollars. Moscou a offert aux Français les avions dans lesquels ils avaient combattu sur le front oriental. Dans le même temps, le ministère anglais de la Défense a tout juste accepté de vendre les bombardiers à bord desquels les pilotes français avaient volé sur le front occidental.

Réorganisation du symbole

En France, le « Normandie-Niemen » est devenu un régiment d’élite. L’escadron légendaire a pris part à la guerre coloniale en Indochine et au bombardement de la Yougoslavie par les forces de l’OTAN.

En Russie, en l’honneur des 50 ans du régiment, le titre honorifique de « Normandie-Niemen » a été attribué au 18ème régiment aérien de la garde, celui qui a combattu aux côtés des Français pendant la Seconde Guerre mondiale. « Le Normandie-Niemen est devenu le symbole de l’amitié militaire des deux peuples. Et cette amitié n’a pas d’équivalent dans le monde », assure Anatoly Fetissov. Pour preuve, les rencontres de vétérans et échanges de délégations entre les régiments n’ont jamais été interrompus, même pendant les années de guerre froide. Les traditions ont également perduré. Chaque mois, le meilleur pilote du 18ème régiment aérien de la garde se voit décerner le droit d’effectuer le vol nominatif du Héros de l’Union soviétique, Marcel Lefèvre.

Mais même les symboles ont subi une réorganisation. Du fait de la réforme des Forces armées de la Fédération de Russie de 2009, des unités ont été supprimées, et notamment le 18ème régiment aérien de la garde. Grâce au travail de l’Association des vétérans « Normandie-Niemen » dirigée par Annatolyi Fetissov, ce dernier a néanmoins «ressuscité» sous la forme d’une base aérienne, la base № 6 988 en Extrême-Orient.

En cette même année 2009, du fait des réductions dans les rangs de l’armée française, l’activité du groupe chasseur français a également pris fin. Cependant, dès la fin 2012, le régiment, équipé des bombardiers français Rafale, devrait être reconstitué sur la base militaire de Mont-de-Marsan.

Mais en France les considérations financières ont eu raison aussi du souvenir du célèbre régiment. En 2010, le musée de « Normandie-Niemen » aux Andelys, ville natale de Marcel Lefèvre, a dû fermer ses portes. Le musée vivait grâce au soutien financier de l’administration municipale, à la vente de livres et à l’organisation de conférences. À en croire Yves Donjon, qui a travaillé dans les archives du musée, les fonds récoltés ne suffisaient pas même à salarier les employés. Finalement, l’exposition a été transférée vers le musée de l’Air et de l’Espace au Bourget, où l’unique exemplaire authentique du Yak-3 « Normandie-Niemen » est aujourd’hui conservé. Pour beaucoup, ce transfert a ses avantages. Pour Christian Tilatti, conservateur en chef du musée du Bourget, plus de gens pourront découvrir l’existence du « Normandie-Niemen ». Car si le musée des Andelys accueillait près de 3 000 personnes par an, ce sont environ 300 000 visiteurs qui fréquentent chaque année le Bourget.

Sur le territoire de l’ex-Union soviétique, on dénombre aujourd’hui plus de 20 musées du régiment français « Normandie-Niemen », installés dans des écoles publiques. Ils sont cinq pour la seule ville de Moscou, où des expositions, des tables rondes, des rencontres entre les enfants et les vétérans sont organisées. L’éducation de la jeune génération est assurée par l’Association des vétérans « Normandie-Niemen » et Anatoly Fetissov personnellement.

« Merci » - 70 ans après

L’histoire du régiment « Normandie-Niemen » est moins connue du grand public en France qu’en Russie. Et dans les manuels français d’histoire, le régiment d’aviation n’est souvent même pas mentionné. « La France est attachée à la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale dans un moindre degré que la Russie, suppose Christian Tilatti. Les soviétiques se sont battus pour leur pays et sur leur terre alors que pour la France, la guerre c’est la capitulation, l’occupation, le gouvernement de Vichy. On ne peut même pas comparer ce qu’a subi la France avec les immenses souffrances de l’Union soviétique. L’URSS a gagné la guerre. La France, elle, a été libérée par les Alliés. C’est pour cette raison qu’on accorde, ici, moins d’attention à l’événement ». « Les chiffres parlent d’eux-mêmes, pour les pays de l’ex-URSS, la Deuxième guerre mondiale - avec 26,7 millions de victimes - signifie bien plus que pour la France, avec 50 000 morts », relève Vladislav Smirnov.

« Aujourd’hui, cette différence dans la perception des événements historiques transparaît dans la vie quotidienne, plusieurs générations après la Guerre », assure Yves Donjon. L’historien est venu à Moscou en mai 2011 à l’occasion des célébrations consacrées au Jour de la Victoire. En retard pour l’événement, il a pris un taxi : « Quand le chauffeur a appris pour quelle raison j’étais à Moscou, il a refusé d’accepter de l’argent pour le trajet, il m’a simplement dit : Merci de vous souvenir ».

Par Maria Gorkovskaya, Le Courrier de Russie, juin 2012

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