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Lost in (geopolitical) translation : et la Syrie nous fit nous réveiller dans un monde que nous ne connaissons plus

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Alors que la réunion du G20 a, sans surprise, échoué à accoucher d’un consensus sur la crise syrienne, la position des Etats-Unis et de la France semble de plus en plus fragilisée sur la scène internationale. Un fait qui remet en cause la toute puissance américaine et amène à se questionner sur l’avenir des grandes puissances au XXIe siècle.

Atlantico : Alors que la réunion du G20 a, sans surprise, échoué à accoucher d’un consensus sur la crise syrienne, la position des Etats-Unis et de la France semble de plus en plus fragilisée sur la scène internationale. Si l’on compare cette situation à celle de l’Afghanistan et de l’Irak dans les années 2000, peut-on dire que l’on est aujourd’hui témoin d’un profond bouleversement de la donne géopolitique ?

François Géré : La crise syrienne n’est pas un épisode, c’est un véritable tournant dans les relations internationales. Elle peut être comparée à la crise de Suez en 1956 lorsque la France et la Grande Bretagne avec Israël ont cru pouvoir imposer leur volonté contre Nasser. Les États-Unis et l’Union Soviétique ont, de concert, interdit cette intervention. Le monde avait changé de maîtres. Aujourd’hui la crise syrienne devient un test du rapport entre les puissances mondiales.

Jean-Bernard Pinatel : Nous entrons dans une période de transition géopolitique dans laquelle les États-Unis ne pourront plus agir unilatéralement dans le monde car ils n’arriveront plus à rassembler autour d’eux des coalitions qui leur fourniront une légitimité suffisante pour se passer d’un mandat Onusien. Bien plus, les puissances économiques émergentes des BRICS et l’Europe, concentrées sur leur développement économique pèseront d’une influence grandissante pour éviter tout ce qui pourrait remettre en cause leur croissance économique, notamment l’envolée des prix du gaz et du pétrole que toute situation de crise, notamment au Moyen-Orient pourrait générer. Ainsi dans la décennie 2010-2020 verra s’établir une divergence fondamentale entre les intérêts des États-Unis et ceux du reste du monde, notamment avec son traditionnel allié européen.

Les années 1990 ont été décrites comme celles du triomphe de l’unilatéralisme américain, tandis que l’on évoque souvent la décennie 2000-2010 comme celle de l »hyperterrorisme ». Sommes-nous en train d’entrer aujourd’hui dans la troisième phase de l’après Guerre froide ?

François Géré : La Guerre froide est totalement terminée. Le terrorisme aussi dangereux soit-il ne constitue pas une menace de dimension semblable à un affrontement nucléaire. Le terrorisme, toujours très spectaculaire, a pris une place importante justement parce qu’il n’existe plus aujourd’hui une menace absolument vitale. Certes, les dangers du nucléaire militaire existent toujours. Les armes nucléaires constituent une composante majeure mais immédiatement inutilisable dès lors qu’elles ne peuvent servir qu’une stratégie de dissuasion. Toujours présentes, elles demeurent en arrière fonds. En situation de crise, comme la Syrie, on peut aller très loin mais pas trop. L’affrontement entre Russie et États-Unis est forcément limité parce que l’intérêt vital de ces États n’est pas en jeu. Ce sont des affrontements pour déterminer l’extension des puissances respectives. On en revient donc à la recherche traditionnelle d’un équilibre jamais atteint parce que toujours instable des rapports de puissances lequel est corrigé en permanence par cette étrange contrainte nucléaire. La liberté d’action est bridée. Mais on n’en parle pas même si on y pense toujours.

Le rêve des États-Unis, qui disposent d’une écrasante supériorité militaire par les armes conventionnelles, serait de réduire à presque rien la capacité nucléaire des autres comme l’Iran qui, à l’évidence, contrarie leur supériorité. Or, ni les Russes ni les Chinois n’accepteront d’entrer dans ce jeu. En somme, chacun cherche à savoir de quoi l’autre est capable, jusqu’où il peut aller en fonction des moyens dont il dispose. C’est vrai pour les États-Unis pour la Russie et la Chine. Ne parlons même plus de l’Union européenne militairement inexistante. La question brutalement actuelle est : de quoi êtes vous capables sur fond de crise économique mondiale, de chômage massif dans de nombreux pays occidentaux mais aussi ailleurs ?

Jean Bernard Pinatel : Je ne pense pas que l’on puisse considérer que la décennie 2010 constitue une nouvelle période géopolitique. La décennie 2000-2010 a toujours été dominée par la superpuissance militaire américaine même si on voit cette puissance s’éroder progressivement avec l’enlisement en Afghanistan et la guerre en Irak qui ne s’arrête pas en 2003 mais en décembre 2011avec le retrait complet des forces américaines. L’échec stratégique est complet alors que les États-Unis voulaient y conserver plusieurs bases, ils doivent toutes les abandonner, le gouvernement Maliki sous la pression des milices du chef radical chiite Moqtada Sadr ayant exigé leur retrait intégral. Cette guerre qui a coûté au trésor américain – 3000 milliards de dollars entre 2003 et 2008 – est certainement une des causes de la crise économique américaine et le facteur essentiel de la perte d’influence internationale des États-Unis et de l’élection d’Obama. Pour moi, le terrorisme reste une menace de second ordre qui ne peut modifier fondamentalement la donne stratégique et géopolitique.

En effet, aujourd’hui, l’intérêt stratégique des Américains est le maintien d’un pétrole et d’un gaz conventionnels chers pour rentabiliser les investissements considérables qu’une multitude de sociétés et de financiers réalisent dans le pétrole et le gaz de schiste avec en prime le rétablissement de leur indépendance énergétique. Pour atteindre cet objectif, les États-Unis ont besoin d’une part, d’une alliance forte avec l’Arabie Saoudite pour qu’elle limite ses exportations de pétrole contre une garantie de protection militaire, et, d’autre part de maintenir une tension au Moyen-Orient avec l’Iran pour obtenir un embargo sur son gaz. C’est là que les intérêts du lobby pétrolier rencontrent ceux du complexe militaro-industriel, dénoncé en son temps par le Général Eisenhower à la fin de son mandat, le 17 janvier 1961, dans une adresse solennelle à la nation américaine.

Les Américains et leurs représentants ne sont prêts à voter les crédits militaires que si leur sécurité est directement menacée et qu’ils en ont conscience. L’ennemi futur pour les stratèges américains est la Chine et deux tiers des forces américaines sont déjà déployées dans le Pacifique et dans des bases sur sa périphérie. Mais les Américains, dans leur grande majorité, ont une opinion positive de la Chine.

Il faut donc trouver un ennemi de substitution pour permettre à l’administration américaine, qui est une énorme machine à fabriquer la menace, de disposer du temps nécessaire pour instiller cette perception. On a eu récemment la preuve de son efficacité à fabriquer de fausses preuves avec les soi-disant armes de destruction massives irakiennes qui ont permis à Bush d’envahir l’Irak. On comprend donc la prudence d’Obama et de tous les autres leaders du monde dans crise syrienne, excepté le va-t-en guerre François Hollande. En effet, à ce jour, s’il est établi qu’il y ait eu des agents chimiques diffusés dans la banlieue de Damas, aucune preuve directe n’a été apportée que c’est le fait d’une volonté du régime d’Assad, seulement une conviction des services de renseignement. Mais décide-t-on une guerre sans preuve directe ? Autre élément qui conduit à la prudence : comme par hasard, les images de ce massacre arrivent sur la scène médiatique juste après les déclarations d’ouverture sur le nucléaire du nouveau président iranien qui était de nature à créer une détente dans cette région et de faire chuter les cours du brut.
Les intérêts actuels du reste du monde, en commençant par l’Europe qui est handicapée dans son développement par la politique de l’euro fort, sont radicalement différents. La timide reprise économique que l’on voit poindre peut être stoppée par un baril de pétrole cher qui s’il y avait une escalade au Moyen-Orient pourrait atteindre des sommets inconnus jusqu’à présent.

Cela explique pourquoi François Hollande qui, lors de sa conférence de presse, « s’était fixé qu’un seul objectif pour le G20 : rallier la coalition la plus large possible » vient d’être désavoué par les 27 autres États européens. Depuis Saint Petersburg, Herman Van Rompuy, Président du conseil européen et Manuel Barroso, présents au G20, ont, en effet, rejeté au nom de l’Union européenne l’usage de la force en Syrie: « il n’y a pas de solution militaire au conflit syrien » souhaitant une solution politique dans le cadre de l’ONU.

Mais Obama a personnellement tout à perdre dans cette intervention : Prix Nobel de la Paix, il sait qu’en agissant en dehors d’un mandat de la communauté internationale, il n’a aucune légitimité internationale à agir. Car pour cette intervention, il n’a pu rallier que la France en Europe, la Turquie, sunnite, Israël qui veut en profiter pour attaquer les bases du Hezbollah et l’Arabie Saoudite, monarchie féodale sans respect pour les droits de l’homme et particulièrement des femmes. Cette dernière qui prône un sunnisme hanbaliste poursuit des intérêts confessionnels : aider les sunnites syriens et de fait les extrémistes sunnites que sont les Frères musulmans et les salafistes d’Al-Qaïda.

Comment pourrait-on définir la nouvelle période qui s’ouvre ? Quels en sont les enjeux ?

François Géré : Le Monde est redevenu LIBRE. Le problème vient de l’incapacité de la communauté internationale à gérer cette liberté. Sans doute n’est-ce pas le retour total à la jungle de Hobbes mais… la seule instance de communauté internationale qu’est l’ONU n’est pas respectée. Chaque puissance cherche à en faire un instrument au service de ses intérêts baptisé « nouvel ordre international ». Toutefois, si cela ne fonctionne pas, les puissances s’en dispensent comme l’ont fait les États-Unis en 2003 à l’égard de l’Irak.

Il est clair qu’une nouvelle dimension de compétition et d’affrontement s’est ouverte avec le Cyberespace. C’est absolument fondamental mais on ne sait pas bien encore dans quoi on met les pieds. Les enjeux industriels, considérables, évoluent à toute allure. Les services de renseignement ne savent plus très bien comment définir leurs attributions. Les affaires Snowden et autres programmes PRISM montrent l’état de complète incertitudes. Cet immense chantier n’est pas un terrain de guerre mais là encore, un domaine qui exige une évaluation des rapports de puissance et une intervention sérieuse des instances de régulation internationales.

Jean-Bernard Pinatel : La période qui s’ouvre est une période de transition vers l’établissement d’un condominium sino-américain sur le reste du Monde qui fonctionnera dans une logique d’adversaire-partenaire : adversaires, dans une lutte pour la suprématie ; partenaires, pour éviter l’émergence d’une troisième superpuissance qui perturberait leur jeu. C’est pour cette raison que la guerre en Syrie peut servir les intérêts stratégiques américains car elle créée une tension avec les Russes et freine l’établissement d’une alliance stratégique entre l’Europe et la Russie que j’estime pour ma part vitale.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

Source : ATLANTICO

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