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Comment sortir de la crise sociale, économique et géopolitique qui risque de conduire l’Europe à subir une guerre qu’elle n’a pas voulue ?

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Les décideurs sont aujourd’hui dans la situation terrifiante d’un automobiliste dont l’accélérateur serait bloqué et qui devrait continuer à piloter sa voiture à toute allure, de nuit, dans un brouillard intense. Tout, en effet, s’accélère sous l’effet de la mondialisation et de l’explosion du progrès technologique. L’information disponible suit la même courbe exponentielle. Les mots employés sont tout aussi révélateurs : l’expression « donner des coups de projecteurs » a remplacé dans notre vocabulaire le concept «d’éclairer l’avenir».
Seule une approche systémique peut permettre de comprendre la crise politique, économique et sociale actuelle et qui va encore s’aggraver. En effet, la dérive vers un chaos, que l’on pressent proche, est le résultat de plusieurs dynamiques qui entrent en conflit car elles se développent à des vitesses très différentes.

La première de ces dynamiques est l’explosion scientifique et technologique multisectorielle extraordinaire qui ouvre à l’humanité des perspectives positives ou néfastes en fonction de ce que nous en feront. En faire la liste exhaustive est pratiquement impossible. Un seul exemple est la perspective de pouvoir allonger à court terme (15 ans) la durée de la vie de l’homme de plusieurs décennies.

Cette révolution heurte de plein fouet un système économique dont tous les acteurs n’évoluent pas à la même vitesse et dont une grande partie n’arrive pas à intégrer les bénéfices qu’elle apporte, notamment du fait des contraintes législatives et culturelles qui pèsent sur eux. Il en résulte des conséquences sociales considérables comme le chômage de masse et l’accroissement des inégalités de richesse entre ceux qui savent tirer parti de cette révolution et ceux qui la subissent. Dans « Le Monde », en septembre 2014, un professeur de médecine posait la question suivante : « Google va-t-il tuer l’Oréal » ?

Bien plus, ces technologies, notamment celles qui permettent de s’informer et de communiquer, mises à la disposition de citoyens, formés à l’esprit critique, multiplient leurs capacités de développement personnel et de création. Mais en même temps elles fournissent aux faux prophètes, qui rejettent un progrès, bouleversant leurs croyances et leur mode de vie, un moyen inespéré. Internet leur permet de désinformer et d’enfermer ceux qui les suivent dans un univers virtuel qui brise leurs liens sociaux traditionnels. Il en résulte un choc de dynamiques individuelles et collectives qui accentue cette crise [1]. Le terrorisme qui s’étend dans le monde en est en partie une conséquence.

Face à ces trois dynamiques technologiques, économiques et sociologiques, les acteurs étatiques et les hommes politiques qui sont censés les diriger sont perdus. Au lieu d’inventer une nouvelle gouvernance du monde qui est en train d’éclore, ils se replient vers des modes de pensée du passé. C’est tragiquement le cas des États-Unis où la classe politique compte très peu d’hommes cultivés, capables de comprendre et de maîtriser les bouleversements qui s’annoncent. Bien plus la démocratie américaine qui devrait être un phare pour ce monde sans boussole est sous l’influence du lobby militaro-industriel [2] que le général Eisenhower avait déjà dénoncé en 1953 au moment où il quittait la Présidence des États-Unis et qui s’est depuis renforcé au point de dominer complétement le système politique américain.

George Bush, sous influence de ce lobby ultra-conservateur, n’a trouvé d’autre réponse au terrorisme que la guerre. Il a notamment totalement déstabilisé l’Irak qui était certes dirigé par un régime autocratique mais qui était laïque et respectueux de toutes les croyances. Il a ouvert la porte au chaos que l’on connaît aujourd’hui en croyant qu’il pourrait installer, par la force des armes, des institutions démocratiques, que l’état culturel et social du pays était incapable d’accepter. Les dirigeants français et européens, oubliant que les intérêts de leurs pays peuvent se différencier de ceux des États-Unis, leur ont emboité le pas et ont rajouté la guerre à la guerre en croyant naïvement déceler en Libye et au Moyen-Orient un printemps arabe [3], là où ne s’exprimait majoritairement que des enjeux tribaux, confessionnels ou géopolitique.

Comment sortir de cette crise

Nous sommes face à une crise systémique. Une sortie de crise ne peut être réalisée qu’en engageant simultanément de multiples actions parallèles dont les effets doivent se conjuguer. En conséquence, si nous voulons contribuer à résoudre les crises qui pénalisent notre sécurité et notre développement économique, voici quelques pistes qu’il est nécessaire de suivre, en étant guidés par plusieurs convictions :

  • la guerre n’est pas une solution à la crise multidimensionnelle que nous vivons;
  • il n’y a pas d’expédients de court terme pour revenir à un état du monde stable et ouvrant la voie à une croissance harmonieuse;
  • les actions à entreprendre doivent être passés au tamis des valeurs qui sont le fondement de la civilisation européenne et, en premier, les droits de l’homme et la liberté d’expression.

Sur un plan géopolitique

Il est temps d’admettre plusieurs réalités géopolitiques désagréables que les tenants de la pensée unique refusent d’écouter :

  • le système politico-militaire américain a besoin de maintenir un état de tension dans le monde pour obtenir des citoyens américains qu’ils acceptent chaque année de financer un budget militaire de 640 milliards de $ [4], clé de leur suprématie stratégique mondiale;
  • éviter un rapprochement entre la Russie et l’Europe est l’objectif numéro un des stratèges et de l’administration des États-Unis;
  • les dirigeants politiques européens et nombre de nos leaders d’opinion, défenseurs véhéments à longueur d’antenne des droits de l’homme, pratiquent hypocritement en permanence le deux poids deux mesures quand ils s’acharnent à nous présenter la Russie comme un régime militariste et policier alors que qu’ils restent silencieux vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, monarchie moyenâgeuse, avec laquelle nous maintenons des relations étroites pour des raisons mercantiles.

  • En Ukraine :

  • reprendre le dialogue avec la Russie en supprimant les sanctions prises sous dictat américain contre un arrêt de l’aide aux séparatistes et un appui pour les obliger à revenir à la table de négociation;

  • faire comprendre aux dirigeants ukrainiens que nous les aiderons sur le plan économique que s’ils arrêtent la surenchère guerrière qu’ils sont incapables d’assumer, qu’ils renvoient aux États-Unis les mercenaires de Blackwater (Academi) et qu’ils négocient une autonomie de type Pays Basque ou Catalogne avec les séparatistes pro-Russes.

  • Au Moyen-Orient et sur le pourtour méditerranéen :

  • Syrie : arrêter la guerre civile confessionnelle n’est possible que si nous nous entendons avec la Russie pour qu’elle stoppe son aide militaire à Assad. Et que, de notre côté, nous exigions de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, du Qatar, et d’Israël qu’ils arrêtent de soutenir les djihadistes de toutes obédiences. Bien plus, que nous-même, cessions de soutenir l’ASL qui n’existe encore que parce qu’elle permet à Daech de s’emparer à faible prix de l’aide que nous lui fournissons. Vouloir exiger le départ d’Assad comme préalable à tout règlement est un prétexte pour maintenir ouvert ce foyer de guerre. En revanche, négocier son retrait à l’occasion d’une élection présidentielle est une piste à creuser;

  • Irak : il faut faire pression sur le gouvernement Irakien et sur l’Iran, via la Russie, pour intégrer dans le jeu politique les sunnites et pour mettre sur pied une armée nationale. Cela passe par la réintégration les officiers sunnites de l’armée de Saddam, non atteints par la limite d’âge, et l’incorporation dans l’armée nationale ou le désarmement des différentes milices chiites mises sur pied par Al-Maliki et qui sont aujourd’hui responsables d’une partie des attentats commis à Bagdad;

  • Libye : la stabilisation de ce pays passe par une action diplomatique et militaire. L’Égypte est un pays dont l’intérêt stratégique et les moyens en font un acteur important d’un éventuel règlement. Il faut parallèlement aider la Tunisie à étanchéifier sa frontière. Dans le Sud Libyen, en collaboration avec les pays du Sahel et, en particulier avec le Tchad, il est essentiel de stopper l’antagonisme Toubou-Touareg et de les retourner contre AQMI afin d’interdire à cette organisation d’y trouver une zone refuge et de réapprovisionnement en armes et munitions. Faire pression sur les djihadistes qui se sont emparés de Tripoli demandera du temps mais l’Europe dispose de plusieurs cartes comme leur bloquer toutes les voies d’exportation du pétrole et du gaz qu’ils contrôlent par un blocus maritime des côtes libyennes;

  • conflit israelo-palestinien : c’est la source historique du terrorisme moyen-oriental. Il faut, pour la France, revenir à une la politique gaullienne de stricte neutralité active qui seule permettra d’être écouté par les deux parties.

Sur le plan de la sécurité face au terrorisme

  • Des citoyens innocents vont continuer à payer pendant de longues années le prix du sang pour la courte vue des dirigeants qu’ils ont élus et cela malgré le travail et le dévouement exceptionnels de nos services de renseignement à qui le gouvernement ne donne qu’au compte-goutte les moyens techniques et humains qu’ils réclament.
    Si nous devons faire face à des actions terroristes simultanées et répétées, les effectifs actuels de la police, de la gendarmerie et de l’armée ne sont pas suffisants pour mener, dans le même temps, d’une part, la protection des points sensibles et des personnalités menacées et, d’autre part, mener des actions de contre-terrorisme efficaces. Du temps de la guerre froide, la DOT permettait de mobiliser 500 000 hommes. Dans une analyse [5] publiée par le Monde en 1996, intitulée, « Service national, une obligation nécessaire », j’écrivais : « Sur un plan stratégique, n’oublions pas que nous pouvons avoir à gérer deux crises simultanément : une à l’extérieur de nos frontières, où seront engagées nos forces professionnalisées de projection ; une autre mettant en cause notre sécurité interne par une vague d’attentats. Faire face à cette menace interne demandera l’immobilisation de forces très nombreuses pour assurer des gardes statiques ou pour épauler les forces de sécurité dans leurs missions de patrouille et d’intervention. Seul le service militaire obligatoire et ses réservistes nous fourniront les effectifs en quantité nécessaire ».
    Comme, il est très difficile pour diverses raisons de revenir en arrière et que le besoin demeure, je propose de créer une garde nationale, mise sur pied localement et organisée et par département. Comment ? En équipant les anciens militaires volontaires de 25 à 65 ans d’un fusil d’assaut et d’un gilet pare-balle qu’ils pourront conserver chez eux. Le coût d’équipement d’une telle force serait de l’ordre de 500 millions d’euros à condition que l’on accepte qu’ils utilisent leur mobile pour communiquer et leur voiture en co-voiturage pour se déplacer. Les entreprises de plus de 50 employés ou administrations dont ils dépendent devraient continuer à verser leur salaire lorsqu’ils seraient mobilisés. Pour les PME et artisans, une indemnité journalière de l’ordre du SMIC + leur serait attribuée par les préfectures.

  • Mais à long terme les solutions sont d’abord politiques. Elles ont de deux ordres. La République voire la démocratie est incompatible avec le communautarisme. La liberté d’expression est un pilier fondamental de nos régimes politiques et l’État ne doit pas essayer de la limiter au non de quelque faux impératif de sécurité. Mais réciproquement tout citoyen et tout leader d’opinion doit respecter les croyances des autres à partir du moment où ces croyances ne quittent pas la sphère personnelle et que les croyants ne cherchent pas à en faire le prosélytisme dans l’espace public.

Sur le plan économique

Pour initier un cercle vertueux, il faut arrêter de créer des emplois fictifs subventionnés par l’argent public et donner en urgence de la flexibilité aux entreprises, pour s’adapter aux révolutions technologiques qui les frappent de plein fouet, en se focalisant sur les PME. En effet, ce sont les entreprises de 50 salariés [6] et moins, représentant 9 millions d’emplois, dans lesquelles le chef d’entreprise ne dispose pas d’un DRH susceptible de gérer un licenciement, qui sont les plus pénalisées dans leur développement par la complexité du code du travail. Tout le monde s’accorde pour dire que ce sont elles qui pourraient créer rapidement le plus d’emplois de salariés et d’apprentis. Il suffirait de leur permettre de licencier selon une procédure simplifiée 20% de leur effectif disposant d’un contrat à durée indéterminée, pour engendrer au moins 10% d’embauches supplémentaires qui représenteraient 900 000 nouveaux emplois.

Sur le plan de l’éducation nationale

L’école de la République ne se consacre qu’à transmettre le savoir. Elle a oublié en chemin qu’elle devait aussi apprendre aux jeunes français le savoir être républicain et les savoirs faire qui permettent de s’intégrer rapidement dans le monde du travail. C’est toute la culture soixante-huitarde qu’il faut expurger de l’éducation nationale et profondément réformer ses structures trop lourdes qui mobilisent une part trop importante de ses effectifs à d’autres taches que celle de l’encadrement des élèves.

Il n’y ni de solution miracle ni d’échappatoire à la situation que nous avons laissé se créer par manque de lucidité et de courage. Ce dont il faut être conscient c’est que cette situation, qui nous inquiète, conduit tout droit l’Europe à un état de guerre multiforme que je nomme « la guerre civile mondiale [7] ». Elle ne pourra être redressée que par la prise de conscience par nos dirigeants et par les citoyens que seule une réponse prenant en compte toutes les pistes citées, et probablement d’autres encore, sera efficace.

Général (2S) Jean-Bernard PINATEL, auteur de « Carnet de guerres et de crises 2011-2013 », Lavauzelle, Mai 2014 et de « Russie, alliance vitale », Choiseul, 2011.

[1] L’information et la désinformation sont plus que jamais liées avec l’apparition du numérique et la généralisation d’Internet. A l’ère Internet dans laquelle nous entrons, la désinformation est un des « invités inattendus » du formidable progrès sociétal que constitue « la toile ». C’est ce qui a conduit vraisemblablement Jacques Séguela, invité sur le plateau de France 2 avec Julien Dray le 17 octobre 2009 à traiter Internet « de la plus grande saloperie qu’aient jamais inventé les hommes » La démocratisation de la toile offre, en effet, aux manipulateurs un champ presque sans limite de moyens de désinformation.

[2] Eisenhower à la fin de son mandat, le 17 janvier 1961, avait déjà mis en garde la nation américaine contre ce risque : « Cette conjonction entre un immense establishment militaire et une importante industrie privée de l’armement est une nouveauté dans l’histoire américaine. (…) Nous ne pouvons ni ignorer, ni omettre de comprendre la gravité des conséquences d’un tel développement. (…) nous devons nous prémunir contre l’influence illégitime que le complexe militaro-industriel tente d’acquérir, ouvertement ou de manière cachée. La possibilité existe, et elle persistera, que cette influence connaisse un accroissement injustifié, dans des proportions désastreuses et échappant au contrôle des citoyens. Nous ne devons jamais permettre au poids de cette conjonction d’intérêts de mettre en danger nos libertés ou nos méthodes démocratiques. Rien, en vérité, n’est définitivement garanti. Seuls des citoyens alertés et informés peuvent prendre conscience de la toile d’influence tissée par la gigantesque machinerie militaro-industrielle et la confronter avec nos méthodes et objectifs démocratiques et pacifiques, afin que la sécurité et les libertés puissent fleurir côte à côte. »

[3] Qui n’a existé qu’en Tunisie.

[4] Le budget de Défense américain représentait en 2013 640 milliards de dollars autant que le Budget réuni des 9 pays suivants : Chine 188, Russie 88, Arabie Saoudite 67, France 61, Grande-Bretagne 58, Allemagne 49, Japon 49, Inde 48, Corée du Sud 33. Source SIPRI

[5] 22/03/1996, Service national, une obligation nécessaire.

[6] J’ai créé en 1995 et dirigé jusqu’en 2006 une start-up de 50 salariés.

[7] La guerre civile mondiale, avec Jacqueline Grapin, Calmann Levy, 1976.

  1. Antoine ardant says:

    bonjour mon Général ,
    J’ai servi sous vos ordres au sirpa .
    Je partage votre analyse sur la Russie.
    Il me semble important que l’Europe se tourne vers la Russie qui a su retrouver des valeurs sociétales, oubliées chez nous depuis 1968. (Famille, éducation , bien commun …)
    Bien cordialement
    Antoine ardant

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